Page:Plutarque - Vies des hommes illustres, Charpentier, 1853, Tome 3.djvu/585

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de la nuit, il se déguise en esclave, monte sur le bateau, se jette dans un coin, comme un simple passager sans conséquence, et se tient là sans rien dire. L’esquif descendait le fleuve Anius[1], qui le portait vers la mer. L’embouchure du fleuve était ordinairement tranquille, parce qu’une brise de terre, qui soufflait tous les matins, repoussait les vagues de la mer, et les empêchait d’entrer dans la rivière ; mais, cette nuit-là, il s’éleva tout à coup un vent de mer si violent, qu’il fit tomber la brise de terre. Le fleuve, soulevé par la marée et par la résistance des vagues qui luttaient contre son courant, devint dangereux et terrible : ses eaux, repoussées violemment vers leur source, tournoyaient avec une effroyable rapidité et d’affreux mugissements ; et le pilote ne pouvait venir à bout de maîtriser les flots. Il ordonna aux matelots détourner la proue, et de remonter le fleuve. César, ayant entendu donner cet ordre, se fit connaître ; et, prenant la main du pilote, tout stupéfait de sa présence : « Allons, mon brave, dit-il, continue ta route, et ne crains riens ; tu conduis César et sa fortune. » Les matelots oublient la tempête, forcent de rames, et emploient tout ce qu’ils ont d’ardeur pour surmonter la violence des vagues ; mais tous leurs efforts furent inutiles ; et, comme l’esquif faisait eau de tous côtés, prêt à couler à fond dans l’embouchure du fleuve, César permit au pilote, avec bien du regret, de retourner en arrière, et regagna le camp : les soldats, sortant en foule au-devant de lui, se plaignent douloureusement de ce qu’il désespère de vaincre avec eux seuls, et veut aller, dans son chagrin, s’exposer au plus terrible danger, pour chercher les absents, comme s’il se défiait de ceux qui sont près de lui Bientôt après, Antoine arriva avec les troupes de Brun-

  1. Cette rivière, que Strabon nomme Aoüs, passait à dix stades ou une demi-lieue d’Apollonie.