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RAYMOND POINCARÉ

par eux, il regrette le télégramme 200 qu’il vient d’expédier à Tschirschky et à 23 h. 30 il prend le parti d’en envoyer un autre : Je vous prie de ne pas exécuter provisoirement l’instruction no 200. Il renonce donc à retenir l’Autriche ; une fois de plus, il lui laisse le mors aux dents ; il se conduit comme s’il se repentait d’avoir été raisonnable.

C’est le moment où l’attaché militaire bavarois à Berlin, Wenninger, écrit dans un rapport qu’il envoie à Munich : S. M. l’Empereur est incontestablement de l’opinion de Moltke et du ministre de la Guerre… La décision de l’Empereur que ses propres fils partiraient comme simples officiers au front a produit un effet grandiose. Déjà, la veille, Wenninger a informé le ministre de la Guerre bavarois que Moltke usait de toute son influence pour que « la situation extraordinairement favorable » fût « utilisée pour commencer l’attaque ».

Tandis que les fils du Kaiser endossent leurs uniformes, nous autres, président et ministres français, nous ne cessons pas, durant cette pesante journée, de résister pied à pied aux approches de la guerre. Deux devoirs difficiles à concilier, mais également sacrés, s’imposent à nous : faire l’impossible pour empêcher un conflit, faire l’impossible pour que, si malgré nous il éclate, nous soyons prêts. Et deux autres devoirs encore, qui, eux aussi, risquent parfois de se contredire : ne pas briser une alliance, sur quoi la politique française repose depuis un quart de siècle et dont la rupture nous laisserait dans l’isolement, à la merci de nos rivaux ; faire cependant ce qui dépend de nous pour amener notre alliée à la modération dans des affaires où nous sommes beaucoup moins directement intéressés qu’elle. Telles sont les préoccupations qui se font jour dans nos conseils quotidiens, tels sont les objets complexes des conversations que j’ai, matin, après-midi et soir, avec les ministres qui, adversaires ou amis de la veille, me témoignent tous une égale confiance.

À l’intérieur comme à l’extérieur, se posent les plus difficiles problèmes qu’un gouvernement puisse avoir à résoudre. La situation financière devient inquiétante. Plusieurs établissements de crédit sont menacés par les retraits de fonds. La monnaie d’or et d’argent se raréfie. La Banque de France est forcée de dépasser son maximum d’émission. Pour mettre fin à ces embarras, le Conseil qui siège dans la matinée du 30 est conduit à examiner tout un ensemble de combinaisons exceptionnelles. Les Caisses d’épargne elles-mêmes commencent à se vider. Il va falloir faire jouer la clause de sauvegarde. Il n’y a cependant aucune panique dans le pays. Les Français se constituent des réserves, en prévision des événements ; mais nulle part n’apparaît le moindre indice de défiance envers l’État ou de doute sur l’avenir. En province comme à Paris, la population est admirable de calme et de sang-froid.