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raymond poincaré

baie de Mecklembourg, nous rencontre et nous salue. Suivant la règle internationale, la France se tait, comme tout bâtiment qui porte un chef d’État, mais le Jean-Bart répond avec empressement.

Quelques minutes plus tard, apparaît un torpilleur allemand qui, à notre vue, rebrousse chemin et s’éloigne avec rapidité. Il semble n’être venu que pour constater notre présence. Les antennes de la France interceptent, d’ailleurs, un radio que le croiseur allemand précédemment rencontré a expédié après nous avoir salués. Le texte chiffré nous échappe, mais il s’agit, sans doute, d’un message qui signale notre passage au gouvernement impérial.

M. Viviani télégraphie à Saint-Pétersbourg : À bord France, 27 juillet 1914. M. le président de la République ayant jugé, comme moi, que la situation ne lui permettait pas de demeurer plus longtemps éloigné de Paris, abandonne ses arrêts à Copenhague et à Christiania. Nous rentrons à toute vitesse et serons en France après-demain matin mercredi. Veuillez dire à M. Sazonoff que la France, appréciant comme la Russie la haute importance qui s’attache pour les deux pays à affirmer leur parfaite entente au regard des autres Puissances et à ne négliger aucun effort en vue de la solution du conflit, est prête à seconder entièrement, dans l’intérêt de la paix générale, l’action du gouvernement impérial. Signé : René Viviani.

La journée du 27 juillet se traîne lamentablement. Nous faisons d’abord route au nord et nous passons les Belts avec toutes les précautions d’usage. Ce n’est que plus tard, après que nous avons tourné à l’ouest, puis au sud, que nous pouvons filer à dix-huit nœuds, maximum de vitesse qu’il nous est permis d’atteindre.

Il nous arrive de nouveaux télégrammes, mais, bien que, pour rassurer l’opinion française, M. Viviani ait fait dire par l’agence Havas que nous restions en contact permanent avec la terre, nous sommes toujours très loin des réalités. Ce que nous savons se réduit, en substance, à ceci. Pour le moment, l’Autriche s’est contentée de rappeler son ministre à Belgrade et de commencer sa mobilisation. La Russie a décidé, en principe, de mobiliser elle-même treize corps d’armée, si l’Autriche attaque la Serbie, mais jusqu’ici cette décision est restée théorique. La Serbie, du reste, d’après les nouvelles qui nous parviennent, paraît avoir cédé sur tous les points de l’ultimatum, sauf deux. Si l’Autriche veut pousser plus loin sa victoire, si elle occupe Belgrade, l’Europe laissera-t-elle faire ? Si la Russie intervient, que dira l’Angleterre ? Que dira l’Allemagne ? De ne pas pouvoir être exactement renseigné sur tout, de n’avoir même pas sous la main les données essentielles des problèmes à résoudre, M. Viviani souffre vraiment dans son esprit et dans sa chair. Il se promène avec agitation sur le pont de la France, reste longuement silencieux,