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RAYMOND POINCARÉ

de venir me retrouver, mais elle ne peut arriver que ce soir à sept heures et, dans la solitude maussade de mon cabinet, je me sens assailli par des idées noires.

Un Conseil des ministres se réunit à l’Élysée, sous ma présidence, de cinq à sept heures, pour prendre connaissance des derniers télégrammes et délibérer sur la situation. Tous les membres du gouvernement se félicitent de mon voyage ; tous également sont heureux que M. Viviani et moi, nous l’ayons interrompu. Je les trouve étroitement unis dans la résolution de faire l’impossible pour éviter la guerre et aussi dans celle de ne négliger aucun préparatif de défense. MM. Thomson, Malvy, Augagneur, Messimy se prononcent avec une énergie particulière sur la nécessité de prendre dès maintenant toutes précautions civiles et militaires. Sur ma demande, tous les ministres acceptent d’avoir désormais un conseil quotidien.

Mme Poincaré rentre vers sept heures. Après avoir passé quelques instants auprès d’elle, je me plonge dans la lecture des télégrammes qui sont arrivés ou ont été expédiés depuis mon départ, et que vient de me communiquer le Quai d’Orsay. Bien des choses obscures commencent à s’éclairer devant moi. Je remarque, en particulier, ces informations de M. Dumaine : Parmi les soupçons qu’inspire la soudaine et violente résolution de l’Autriche, le plus inquiétant est que l’Allemagne l’aurait poussée à l’agression contre la Serbie, afin de pouvoir elle-même entrer en lutte avec la Russie et la France dans les circonstances qu’elle suppose lui devoir être le plus favorables. Le personnel de l’ambassade d’Italie affirme que, au contraire, le cabinet de Berlin s’est efforcé de détourner celui de Vienne d’en venir aux armes, mais que la certitude d’une imminente dislocation de la monarchie a déterminé les décisions de l’Empereur et du comte Berchtold. Celui-ci a dit ce matin à mon collègue anglais qu’il fallait bien que la situation fût des plus grave pour que son vieux souverain et lui-même, si critiqué pour son attachement aux solutions pacifiques, eussent pris parti pour la guerre. À l’appui de ces déclarations, je dois signaler que le ministre de Serbie, croyant impossible que l’Empire s’attaque à son pays, se fondait sur les résultats de l’enquête ouverte dans tous les pays sud-slaves. « Le sol est miné, disait-il ; les dominateurs austro-hongrois ne pourraient remuer sans amener un effondrement. Il est même bien regrettable que le danger vienne de leur être ainsi révélé ; car, dans trois ans, la jeunesse actuellement dans les écoles (d’Autriche et de Hongrie) assurait l’affranchissement. » Ce serait donc pour prévenir cette inévitable insurrection que la monarchie tente un suprême recours à la force, avec l’espoir que les conséquences incalculables de cette entrée en campagne deviendront pour elle une diversion qui la sauvera. (Vienne, 28 juillet.)

Les renseignements recueillis par M. Dumaine mettent en lumière les profondes lézardes de l’édifice austro-hongrois. C’est peut-être, en