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les arpents de neige

notre salut ou notre perte. Retenez bien ceci : les soldats seuls, vous m’entendez, prendront place dans la chaloupe qui remorquera le radeau où vous vous tiendrez… Vous vous embarquerez sans hâte, sans trouble et avec ordre ; il y a place pour tous. Et maintenant, du sang-froid et plus une parole !

Précédés des trente hommes de la police, les réfugiés gagnèrent la crique creusée derrière le fort. Elsie Clamorgan se tenait tout près de son père, plus impressionnée qu’elle ne le fut jamais dans sa vie. L’imminence du danger, le calme ambiant si plein d’embûches, l’activité muette des soldats : tout se mêlait pour donner à cette scène nocturne un caractère extraordinairement troublant. Près de la coque sombre de la chaloupe, on devinait large et plat le radeau. L’instant était solennel. Un lourd silence d’angoisse étreignait la foule immobile.

Ainsi qu’il était convenu, les hommes de la garnison montèrent à bord les premiers. L’embarquement des réfugiés se fit ensuite, sans difficultés, d’ailleurs, dans le seul bruit innombrable et menu des pas : on eût dit un embarquement de fantômes.

Quand le dernier colon eut quitté la terre ferme, un léger glissement de chaîne annonça qu’on larguait les amarres, et, presque aussitôt, la chaloupe, entraînant le lourd radeau, sortit de la crique pour gagner le milieu de la rivière. Elle était à peine dans le courant qu’une horrible clameur, qui perça comme une lame froide le cœur de chacun des fugitifs, s’éleva aux abords du fort :