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les arpents de neige

reprit en homme lancé maintenant et qui s’animait de plus en plus :

— Non ! tout ça n’est pas clair… Le cadet « manigance » quéque chose… Le père n’y voit rien… C’est à moué à veiller… À nous deux, puisque tu sais à c’te heure de quoi y retourne.

— T’as raison, Pierre, approuva tranquillement Lacroix en tirant une bouffée de sa pipe. T’as raison… n’y a guère de confiance à « avouère » dans le cadet… C’est égal : sûr qu’y a de l’Anglouaise là-dessous… Ah ! qu’il ferait donc mieux de s’en tenir à une belle et bonne fille de Bouais-Brûlé comme Rosalie Guérin, par exemple… puisque celle-là n’a d’z-yeux que pour lui…

Sur ces mots, Joseph Lacroix s’arrêta, interloqué du brusque changement qui venait de s’opérer dans la physionomie de son compagnon. Mais ce ne fut que l’espace d’un éclair, et, sur la face brune du jeune Métis, cette face d’énergie un peu sombre, un frémissement presque imperceptible des narines persista seul durant un instant, dernière trace de la violente émotion ressentie.

Lacroix était, toutefois, trop perspicace pour n’avoir pas saisi aussitôt dans quel trouble profond sa phrase malencontreuse jetait Pierre La Ronde. En une seconde de lucidité, il venait de percer à jour le secret jalousement enfoui dans le cœur de ce rude garçon de vingt-deux ans, chez qui les passions étaient violentes. Il ignorait seulement si ses paroles n’avaient fait que raviver une douleur cachée ou si elles avaient été pour son compagnon l’instrument d’une soudaine et pénible révélation.