Page:Pontmartin - Nouveaux Samedis, 19e série, 1880.djvu/264

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— Ah ! nous savons cette douloureuse histoire… Cela devait finir ainsi… Et mon frère ?

— Il vit… nous vivons… je ne saurais en dire davantage !

Et cet homme, taillé en athlète, dans la force de l’âge, éprouvé et bronzé, depuis quinze ans, par tant de cruelles secousses, se laissa tomber sur une chaise, affaissé, brisé, foudroyé, étouffant de ses poings crispés un sanglot qui lui montait à la gorge…

Il fallait aller au plus pressé, le réchauffer, le réconforter, apaiser sa soif, assouvir sa faim… Bientôt un feu vif et clair, un feu de sarments et de boureilles (fagots d’olivier), pétilla dans la cheminée. Apollonie apporta un troisième couvert : ses grands yeux ne pouvaient se détacher de cette figure étrange, sillonnée, ravagée, ardente, qui contrastait si complètement avec nos allures sacerdotales et qui réveillait en elle le souvenir de nos causeries. Nous en avions souvent parlé devant elle : elle en avait peut-être rêvé. Il lui apparaissait tout à coup dans des circonstances émouvantes, le soir d’un jour de marche, harassé, meurtri, malheureux, à demi-soldat, à demi-proscrit, avec le prestige du lointain, de l’inconnu, de l’héroïsme et de la souffrance… Que de titres à son intérêt, à sa pitié, à un autre sentiment peut-être ! Sans raisonner ce sentiment, sans essayer de lire dans son cœur, elle se dit tout bas qu’il lui serait doux de pleurer avec Pierre et de le consoler. Rien de plus ; c’était déjà trop.