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la baie

arpent. Je me plaisais à m’imaginer que ce garçon-là finirait pas se tanner de venir comme ça voir Jeanne et gaspiller ainsi son argent à payer le postillon. Mais au printemps, quand nous revîmes du bois, il fallut me dire que je m’étais trompé. Ce gas venait chez nous comme de plus belle, au moins à tous les deux voyages du postillon à qui il donnait, chaque fois, une piastre. Quelques jours après mon arrivée du Lac Gravel, un samedi, il arriva, comme de coutume, à Saint-Alexis. Il était plus faraud que d’habitude et je remarquai qu’il était même habillé tout flambant neuf : habillement, bottines, chapeau, cravate, une belle cravate rouge, des souliers reluisants comme un soc de charrue, un beau chapeau rond avec des rebords en soie et une fente au milieu. Tout de suite en arrivant, il vint me faire sa grand’demande. Allez donc refuser ces choses-là, même quand ça nous plaît pas ! Les parents proposent, vous savez, et les enfants disposent. Je vous le répète, ça me plaisait pas du tout de donner ma fille à ce gas-là qui me plaisait encore moins quand je me suis aperçu qu’il allait comme un gant à mon Joseph qui l’avait connu pendant le printemps dans plusieurs veillées.

Mais il aimait Jeanne, et Jeanne, comme je l’avais constaté, l’aimait. Que voulez-vous faire ? Bien à contre-cœur, je fus obligé de donner mon consentement, et le mariage eut lieu, comme le mien, entre les foins et les récoltes. Pendant le dîner de noces qui se fit chez nous, je fus loin d’être en train, je vous assure. Je regardais ce mariage-là comme une autre épreuve de ma vie. Jeanne, à coup sûr, était perdue pour nous et pour la terre et il me restait à présent pour assurer l’avenir de cette dernière que mon plus vieux et vous savez quelles inquiétudes celui-la me donnait depuis longtemps.

Jeanne partit après des noces très tristes, au moins pour moi. Je ne m’étais pas trompé ; notre fille était bien perdue pour nous. Elle vint nous voir, une fois,