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la baie

la première année de son mariage, et j’ai vu tout de suite qu’elle était belle et bien prise par cette vie des « concernes » de chantiers et de moulins où l’on prend horreur des travaux de la terre et où l’on se plaît seulement à des faribolles de veillées dont tout le plaisir est de jouer au « cache-ma-bague », à « Madame demande sa toilette » ou à danser des folies qui viennent des États. Toute leur vie est là à part le fait de retirer le salaire à la fin de la semaine. Les hommes travaillent comme des damnés pendant toute la journée au milieu d’un train d’enfer et les femmes, elles, peinent à leur préparer des repas dont ils sont jamais, contents ; le soir, en avant l’accordéon et les chants nègres des États.

Mon Joseph se mit bientôt, lui aussi, à prendre le postillon, mais en sens contraire de son beau-frère Camille. Sous prétexte d’aller voir Jeanne il se rendait à toutes les veillées qui se faisaient à Chicoutimi. Le lendemain de ces voyages, naturellement, il était fatigué et se reposait. Je travaillais seul ; non pas seul, mais avec ma pauvre femme plus courageuse que jamais. Au printemps, quand le garçon était absent, c’est elle qui touchait les bœufs au labour ; elle hersait même et, aux foins, elle fanait de grandes prairies. Elle coupait à la petite faucille pendant la récolte et il n’y avait personne comme elle pour faire des liens solides pour les « biseaux » d’avoine ou de blé qu’elle mettait elle-même en quintaux. Elle m’aidait même, l’automne, à réparer les clôtures et je suis certain que si j’avais eu encore de la terre neuve à faire elle ne se serait pas contentée de ramasser des petits bois. Pauvre vieille, quel courage !

Et mon gas, pendant ce temps-là, s’amusait. Quelle pitié, hein ! Voilà qu’un soir, il se découvrit une blonde à Chicoutimi. Il y allait si souvent que ça devait en venir là. Ce fut sa perte, le pauvre enfant, et ce fut la mienne aussi.