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RICHARD WAGNER


la Schroeder-Devrient, qui vient chanter à Leipzig le Roméo de Bellini, puis il reprend la plume et rédige le premier de ses articles pour le Journal du Monde élégant, de l’ami Laube. N’écrivons point à l’italienne, ni à la française, ni même à l’allemande… Plus de raideur germanique, plus de science, plus de fugue mersangères. Ce qui nous apparaît chez Bach et Haendel comme nobles vérités, doit nécessairement être tenu par nous pour ridicule. Il s’agit d’empoigner notre époque aux épaules et de lui pétrir ses formes. »

Voilà la fraîche chanson du petit ouvrier saxon qui sent le libre jeu de ses biceps. C’est l’antique dithyrambe des jeunes après la première montée de sève. On danse. On s’étourdit devant l’œuvre naïve et belle née de soi. Plus de parents ! Plus d’ancêtres ! Nous seuls. Moi seul. Au diable le fade Bellini, le plat Auber ; pas même cette vieille Euryanthe de Weber. Il s’arrête, essoufflé pourtant, devant Beethoven, Shakespeare… Et ceux-là, que sont-ils donc par rapport à lui ? On verra ça plus tard. Pour le moment, laissons le printemps nous absoudre de tout péché, fût-ce contre l’esprit, et, puisque le théâtre refuse décidément les Fées, faisons un voyage en Bohême. L’ami Théodore Apel, fils de poëte et de bourgeois riche, offre justement une voiture et sa bourse. Wagner en profite. Avec ce vieux camarade on loue un bel équipage de maître, et d’auberge en auberge on parvient à Téplitz pour y séjourner plusieurs semaines, à l’hôtel du Roi de Prusse,

C’est à Teplitz qu’un beau matin de juin, montant seul à la Schlackenburg, qui domine la ville, Richard s’assied sur l’herbe et tire de sa poche son calepin pour y noter l’esquisse d’une œuvre nouvelle : La Défense d’aimer (Liebesverbot). Une fois de plus — la dernière — l’univers de Shakespeare, ses passions, ses rires, sa gravité, son peuple angélique et démoniaque viennent exciter la fantaisie du jeune compositeu. Et sur la sombre comédie qu’est Mesure pour Mesure il va greffer sa vigne. D’abord il transporte la scène d’une Vienne shakespearienne et toute fantaisiste dans la brûlante Palerme. Puis, conservant l’argument du poëte (l’obsession du gouverneur qui fait servir son pouvoir à l’assouvissement de son désir), Wagner en efface les motifs secondaires, l’appareil justicier, la critique puritaine, pour ne s’at-