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RICHARD WAGNER


Deux-cent-cinquante années après Shakespeare, ce blanc visage d’homme, face à la mer en fureur, songe peut-être comme Prospéro : « Une musique solennelle est la meilleure consolatrice pour guérir l’imagination inquiète. » Ils crurent périr. Mais le capitaine, après avoir tenté de lutter pendant vingt-quatre heures contre le vent, file au grand largue pour chercher refuge sur la côte de Norvège, et la Thétys, louvoyant entre les récifs de granit, finit par trouver les eaux unies du fjord de Sandvigen, près d’Aerendal. L’équipage cargue les voiles en chantant un chant d’allégresse, et les murailles de pierre, où le vent se déchire encore, en renvoie les échos. La béatitude succède à l’angoisse. Ariel triomphe, flamme légère du libre monde de l’esprit. Enveloppé de ces mélodies rassurantes, Wagner écoute se former en lui le thème du « chant des matelots », tel qu’il surgit maintenant de ses profondeurs. Il a lu récemment dans Heine l’hallucinante histoire du Hollandais volant, dont le vaisseau fantôme parcourt les océans. Et de cette compagnie de spectres qui erre sur les mers, une mélopée monte dans ce théâtre de rochers nus, mêlée au vent, au sel marin, aux nuages, venue du drame même qui met aux prises l’homme et les éléments, l’homme et sa destinée. Le Hollandais, ce Juif-errant des mers que la mort ne peut saisir, est condamné à voyager sans fin à travers les tempêtes jusqu’à ce qu’il rencontre ls femme rédemptrice…

Thèse : musique ; antithèse : drame de la vie ; synthèse : musique et drame affrontés dans l’amour. Voici Wagner muni non seulement d’images saisissantes et d’une grandiose légende, mais d’une semence d’éthique. Il ne s’agit plus de théâtre uniquement, mais de morale. Pour la première fois il entrevoit que le sentiment peut être le mobile générateur de l’art, et il esquisse cet aphorisme : « Pour moi, je ne conçois l’esprit de la musique que dans l’amour. » Une vie différente, un idéal philosophique — et la plus périlleuse des recherches humaines — se profitent dans ce fjord sur les musiques éparses du couchant. « Dès lors s’ouvrit ma carrière de poëte… Le Hollandais volant parut devant moi ; ma propre situation lui donne la force morale ; et la tempête, les flots de la mer, 1es rochers Scandinaves et la vie du bord, sa physionomie et sa couleur. »