Deux-cent-cinquante années après Shakespeare, ce blanc visage
d’homme, face à la mer en fureur, songe peut-être comme
Prospéro : « Une musique solennelle est la meilleure consolatrice
pour guérir l’imagination inquiète. » Ils crurent périr.
Mais le capitaine, après avoir tenté de lutter pendant vingt-quatre
heures contre le vent, file au grand largue pour chercher
refuge sur la côte de Norvège, et la Thétys, louvoyant
entre les récifs de granit, finit par trouver les eaux unies
du fjord de Sandvigen, près d’Aerendal. L’équipage cargue les
voiles en chantant un chant d’allégresse, et les murailles de
pierre, où le vent se déchire encore, en renvoie les échos.
La béatitude succède à l’angoisse. Ariel triomphe, flamme
légère du libre monde de l’esprit. Enveloppé de ces mélodies
rassurantes, Wagner écoute se former en lui le thème du
« chant des matelots », tel qu’il surgit maintenant de ses
profondeurs. Il a lu récemment dans Heine l’hallucinante
histoire du Hollandais volant, dont le vaisseau fantôme parcourt
les océans. Et de cette compagnie de spectres qui erre
sur les mers, une mélopée monte dans ce théâtre de rochers
nus, mêlée au vent, au sel marin, aux nuages, venue du drame
même qui met aux prises l’homme et les éléments, l’homme
et sa destinée. Le Hollandais, ce Juif-errant des mers que la
mort ne peut saisir, est condamné à voyager sans fin à travers
les tempêtes jusqu’à ce qu’il rencontre ls femme rédemptrice…
Thèse : musique ; antithèse : drame de la vie ; synthèse : musique et drame affrontés dans l’amour. Voici Wagner muni non seulement d’images saisissantes et d’une grandiose légende, mais d’une semence d’éthique. Il ne s’agit plus de théâtre uniquement, mais de morale. Pour la première fois il entrevoit que le sentiment peut être le mobile générateur de l’art, et il esquisse cet aphorisme : « Pour moi, je ne conçois l’esprit de la musique que dans l’amour. » Une vie différente, un idéal philosophique — et la plus périlleuse des recherches humaines — se profitent dans ce fjord sur les musiques éparses du couchant. « Dès lors s’ouvrit ma carrière de poëte… Le Hollandais volant parut devant moi ; ma propre situation lui donne la force morale ; et la tempête, les flots de la mer, 1es rochers Scandinaves et la vie du bord, sa physionomie et sa couleur. »