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une course nocturne

ment possible pour atteindre son but. Précisément parce que les Vaudruz n’avaient pas le sou, il fallait y aller. Il fallait y aller pour deux raisons également puissantes : par respect du devoir professionnel, d’abord, qui vise l’être humain et n’a pas le droit de fouiller le fond des poches, et ensuite pour empêcher l’esprit de critique toujours en éveil de propager de venimeuses observations. Sans rien faire pour les mériter, n’était-on pas déjà tous les jours en butte à des remarques désobligeantes, n’avait-on pas constamment quelque défection inexplicable à enregistrer ? C’était un des perpétuels soucis du docteur vieillissant que les vides qui se faisaient dans sa clientèle sans qu’il pût se les expliquer. Il avait pourtant la conscience nette de négligence. Tout ce qu’il était humainement possible de tenter pour secourir ses malades, il le tentait sans ménager ses peines. Et quelquefois, lorsqu’il lui arrivait comme cette nuit-là de faire une longue course inutile pour répondre à l’appel de quelque poltron sans énergie ni patience, il songeait à l’ingratitude humaine que sa profession lui faisait si souvent toucher du doigt et il souhaitait qu’on pût un jour extirper du cœur humain ce chancre plus empoisonné et plus malfaisant mille fois que les maux qui tourmentent la chair.

Lorsqu’il eut remis son manteau avec l’aide de Jean Vaudruz, le fils aîné de la maison, un grand gaillard aux yeux bons et intelligents, il prit congé de son malade qui geignait au fond de son lit et il lui dit en souriant :