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l’héritage de Mlle  anna

distraite elle suivait, sans en saisir le sens, le bruit de la causerie entre le père et la fille. Elle souffrait d’être là et pour la première fois la tension nerveuse de tant d’heures de fatigue l’accablait. Jamais elle n’avait compris comme en ce moment l’étrange rivalité existant entre elle et la fille de son maître. Le lien affectueux qui avait, pendant ces vingt ans, satisfait toutes ses aspirations de bonheur, était de par les droits du sang, la propriété d’une autre. C’est en vain qu’elle combattrait la loi inflexible qui la dépossédait ainsi méchamment. Une aigreur, un ferment de révolte inaccoutumé bouleversait son cœur doux, compréhensif et docile. Elle ne cherchait même plus à faire surgir du passé, pour combattre les impressions du présent, la silhouette blanche de la jeune mariée. Cette évocation vaporeuse était trop lointaine, elle ne pouvait plus rien désormais sur le débat passionné engagé autour de ce fauteuil de malade ; elle la laissa s’enfoncer dans la nuit.

Doucement, cherchant à fuir sans être aperçue, elle se leva. Mais comme elle atteignait la porte, le vieillard l’interpella :

— Où allez vous ?

Elle se retourna, vit la forme amaigrie et languissante affaissée au fond du fauteuil et brusquement la grande réalité menaçante qui rôdait autour de ce siège de malade lui apparut de nouveau, saisissante. Elle eut un rapide dégoût des soucis médiocres qui venaient d’occuper son esprit :