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Page:Proudhon - Systeme des contradictions economiques Tome 1, Garnier, 1850.djvu/188

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Quels que soient donc les progrès de la mécanique, quand on inventerait des machines cent fois plus merveilleuses que la mule-jenny, le métier à bas, la presse à cylindre ; quand on découvrirait des forces cent fois plus puissantes que la vapeur : bien loin d’affranchir l’humanité, de lui créer des loisirs et de rendre la production de toute chose gratuite, on ne ferait jamais que multiplier le travail, provoquer la population, appesantir la servitude, rendre la vie de plus en plus chère, et creuser l’abîme qui sépare la classe qui commande et qui jouit, de la classe qui obéit et qui souffre.

Supposons maintenant toutes ces difficultés vaincues ; supposons que les travailleurs rendus disponibles par le chemin de fer suffisent à ce surcroît de service que réclame l’alimentation de la locomotive, la compensation étant effectuée sans déchirement, personne ne souffrira ; tout au contraire, le bien-être de chacun s’augmentera d’une fraction du bénéfice réalisé sur le roulage par la voie de fer. Qui donc, me demandera-t-on, empêche que les choses ne se passent avec cette régularité et cette précision ? Et quoi de plus facile à un gouvernement intelligent que d’opérer ainsi toutes les transitions industrielles ?

J’ai poussé l’hypothèse aussi loin qu’elle pouvait aller, afin de montrer, d’une part, le but vers lequel se dirige l’humanité ; de l’autre, les difficultés qu’elle doit vaincre pour y parvenir. Assurément l’ordre providentiel est que le progrès s’accomplisse, en ce qui regarde les machines, de la manière que je viens de le dire : mais ce qui embarrasse la marche de la société et la fait aller de Charybde en Scylla, c’est tout justement qu’elle n’est point organisée. Nous ne sommes encore parvenus qu’à la seconde phase de ses évolutions, et déjà nous avons rencontré sur notre route deux abîmes qui semblent infranchissables, la division du travail et les machines. Comment faire que l’ouvrier parcellaire, s’il est homme d’intelligence, ne s’abrutisse pas ; et si déjà il est abruti, revienne à la vie intellectuelle ? Comment, en second lieu, faire naître parmi les travailleurs cette solidarité d’intérêt sans laquelle le progrès industriel compte ses pas par ses catastrophes, alors que ces mêmes travailleurs sont profondément divisés par le travail, le salaire, l’intelligence