Page:Proudhon - Systeme des contradictions economiques Tome 1, Garnier, 1850.djvu/190

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tion de l’homme aux choses ; et lorsque plus tard le droit féodal déclara le serf attaché à la glèbe, il ne fit que traduire par une périphrase le sens littéral du mot servus[1]. La raison spontanée, oracle de la fatalité même, avait donc condamné l’ouvrier subalterne, avant que la science eût constaté son indignité. Que peuvent, après cela, les efforts de la philanthropie, pour des êtres que la Providence a rejetés ?

Le travail est l’éducation de notre liberté. Les anciens avaient le sens profond de cette vérité, lorsqu’ils distinguèrent les arts serviles d’avec les arts libéraux. Car, telle profession, telles idées ; telles idées, telles mœurs. Tout dans l’esclavage prend le caractère de l’abaissement, les habitudes, les goûts, les inclinations, les sentiments, les plaisirs : il y a en lui subversion universelle. S’occuper de l’éducation des classes pauvres ! Mais c’est créer dans ces âmes dégénérées le plus atroce antagonisme ; c’est leur inspirer des idées que le travail leur rendrait insupportables, des affections incompatibles avec la grossièreté de leur état, des plaisirs dont le sentiment est chez eux émoussé. Si un pareil projet pouvait réussir, au lieu de faire du travailleur un homme, on en aurait fait un démon. Qu’on étudie donc ces physionomies qui peuplent les prisons et les bagnes, et qu’on me dise si la plu-

  1. Malgré les autorités les plus recommandables, je ne puis me faire à l’idée que serf, en latin servus, ait été dit de servare, conserver, parce que l’esclave était un prisonnier de guerre que l’on conservait pour le travail. La servitude, ou tout au moins la domesticité, est certainement antérieure à la guerre, bien qu’elle en ait reçu un notable accroissement. Pourquoi d’ailleurs, si telle était l’origine de l’idée comme de la chose, au lieu de serv-us n’aurait-on pas dit, conformément à la déduction grammaticale, serv-atus ? Pour moi, la véritable étymologie se découvre dans l’opposition de serv-are et serv-ire, dont le thème primitif est ser-o, in-ser-o, joindre, serrer, d’où ser-ies, jointure, continuité ser-a, fr. serrure ; ser-tir, enchâsser, etc. Tons ces mots impliquent l’idée d’une chose principale, à laquelle vient se joindre un accessoire, comme un objet d’utilité particulière. De là serv-ire, être un objet d’utilité, une chose secondaire à une autre ; serv-are, comme nous disons, serrer, mettre de côté, assigner à une chose son utilité ; serv-us, homme à la main, une utilité, un meuble, enfin, un homme de service. L’opposé de servus est dominus (dom-us, dom-anium et dom-are) ; c’est-à-dire le chef du ménage, le maître de la maison, celui qui met à son usage les hommes servat, les animaux, domat, et les choses, possidet. Que par la suite les prisonniers de guerre aient été réservés pour l’esclavage, servati ad servilium ou plutôt serti ad glebam, cela se conçoit à merveille : leur destination étant connue, ils n’ont fait qu’en prendre le nom.