Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/111

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

donner plus à l’intimité qu’au public, réserver la part la plus fine et la plus tendre, la fleur de soi-même pour le dedans, pour user avec modération, dans un doux commerce d’intelligence et de sentiment, des saisons dernières de la jeunesse, ainsi se dessinait pour moi le rêve du galant homme littéraire, qui sait le prix des choses vraies et qui ne laisse pas trop le métier et la besogne empiéter sur l’essentiel de son âme et de ses pensées. La nécessité depuis m’a saisi et m’a contraint à renoncer à ce que je considérais comme le seul bonheur ou la consolation exquise du mélancolique et du sage.  » Ce n’est que l’apparence menteuse de l’image qui donne ici quelque chose de plus extérieur et de plus vague, quelque chose de plus approfondi et recueilli à l’intimité. En réalité, ce qu’on donne au public, c’est ce qu’on a écrit seul, pour soi-même, c’est bien l’œuvre de soi. Ce qu’on donne à l’intimité, c’est-à-dire à la conversation (si raffinée soit-elle, et la plus raffinée est la pire de toutes, car elle fausse la vie spirituelle en se l’associant  : les conversations de Flaubert avec sa nièce et l’horloger sont sans danger) et ces productions destinées à l’intimité, c’est-à-dire rapetissées au goût de quelques personnes et qui ne sont guère que de la conversation écrite, c’est l’œuvre d’un soi bien plus extérieur, non pas du moi profond qu’on ne retrouve qu’en faisant abstraction des autres et du moi qui connaît les autres, le moi qui a attendu pendant qu’on était avec les autres,