Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/112

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qu’on sent bien le seul réel, et pour lequel seuls les artistes finissent par vivre, comme un dieu qu’ils quittent de moins en moins et à qui ils ont sacrifié une vie qui ne sert qu’à l’honorer. Sans doute, à partir des Lundis, non seulement Sainte-Beuve changera de vie, mais il s’élèvera – pas bien haut – à l’idée qu’une vie de travail forcé, comme celle qu’il mène, est au fond plus féconde, nécessaire à certaines natures volontiers oisives et qui, sans elle, ne donneraient pas leur richesse. «  Il lui arriva un peu, dira-t-il en parlant de Fabre, ce qui arrive à de certaines jeunes filles qui épousent des vieillards  : en très peu de temps leur fraîcheur se perd, on ne sait pourquoi, et le voisinage attiédissant leur nuit plus que ne feraient les libres orages d’une existence passionnée.

Je crois que la vieillesse arrive par les yeux
Et qu’on vieillit plus vite à voir toujours les vieux

a dit Victor Hugo. Ainsi pour le jeune talent de Victorin Fabre  : il épousa sans retour une littérature vieillissante, et sa fidélité même le perdit.  »

Il dira souvent que la vie de l’homme de lettres est dans son cabinet, malgré l’incroyable protestation qu’il élèvera contre ce que Balzac dit dans La Cousine Bette  : «  On a vu dernièrement, on a surpris la façon de travail et d’étude d’André Chénier  : on a assisté aux ébauches multipliées et attentives, dans l’atelier de la muse. Combien le