Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/134

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Et d’ailleurs c’est ensuite à chaque maison dans Sylvie que nous voyons les roses s’unir aux vignes. M. Jules Lemaître, qui n’est nullement visé d’ailleurs (je m’expliquerai tout à l’heure), a cité dans son Racine ce début de Sylvie  : «  Des jeunes filles dansaient en rond sur la pelouse en chantant de vieux airs transmis par leurs mères, et d’un français si naturellement pur que l’on se sentait bien exister dans ce vieux pays de Valois où pendant plus de mille ans a battu le cœur de la France.  » Traditionnel, bien français  ? Je ne le trouve pas du tout. Il faut remettre cette phrase où elle est, dans son éclairage. C’est dans une sorte de rêve  : «  Je regagnai mon lit et ne pus y trouver le repos. Plongé dans une demi-somnolence, toute ma jeunesse repassait en mes souvenirs. Cet état où l’esprit résiste encore aux bizarres combinaisons du songe, permet souvent de voir se presser en quelques minutes les tableaux les plus saillants d’une longue période d’existence.  » Vous avez reconnu immédiatement cette poésie de Gérard  :

Il est un air pour qui je donnerais…

Donc ce que nous avons ici, c’est un de ces tableaux d’une couleur irréelle, que nous ne voyons pas dans la réalité, que les mots même n’évoquent pas, mais que parfois nous voyons dans le rêve, ou que la musique évoque. Parfois, au moment de s’endormir, on les aperçoit, on veut fixer et définir