Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/136

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Mais, en réalité, il n’y a absolument rien de tout cela dans Phèdre ni dans Bajazet. Si pour une raison quelconque on met le mot Turquie dans un livre, si d’ailleurs on n’en a aucune idée, aucune impression, aucun désir, on ne peut pas dire que la Turquie soit dans ce livre. Racine solaire, rayonnement du soleil, etc. On ne peut compter en art que ce qui est exprimé ou ressenti. Dire que la Turquie n’est pas absente d’une œuvre, c’est dire que l’idée de la Turquie, la sensation de la Turquie, etc.

Je sais bien qu’il est de l’amour de certains lieux d’autres formes que l’amour littéraire, des formes moins conscientes, aussi profondes peut-être. Je sais qu’il est des hommes qui ne sont pas des artistes, des chefs de bureau, des petits ou grands bourgeois, des médecins qui, au lieu d’avoir un bel appartement à Paris ou une voiture, ou aller au théâtre, placent une partie de leur revenu pour avoir une petite maison en Bretagne, où ils se promènent le soir, inconscients du plaisir artistique qu’ils éprouvent, et qu’ils expriment tout au plus en disant de temps en temps  : «  Il fait beau, il fait bon  », ou «  C’est agréable de se promener le soir  ». Mais rien ne nous dit même que cela existait chez Racine, et en tout cas n’aurait eu nullement le caractère nostalgique, la couleur de rêve de Sylvie. Aujourd’hui toute une école, qui à vrai dire a été utile, en réaction de la logomachie abstraite régnante, a imposé à l’art un nouveau