Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/139

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à la Touraine, aux paysages «  composés selon notre goût  », à la blonde Loire. Que cela est à cent lieues de Gérard  ! Certes, nous nous rappelons l’ivresse de ces premières matinées d’hiver, le désir du voyage, l’enchantement des lointains ensoleillés. Mais notre plaisir est fait de trouble. La grâce mesurée du paysage en est la matière, mais il va au-delà. Cet au-delà est indéfinissable. Il sera un jour chez Gérard la folie. En attendant il n’a rien de mesuré, de bien français. Le génie de Gérard en a imprégné ces noms, ces lieux. Je pense que tout homme qui a une sensibilité aiguë peut se laisser suggestionner par cette rêverie qui nous laisse une sorte de pointe, «  car il n’est pas de pointe plus acérée que celle de l’Infini  ». Mais on ne nous rend pas le trouble que nous donne notre maîtresse en parlant de l’amour, mais en disant ces petites choses qui peuvent l’évoquer, le coin de sa robe, son prénom. Ainsi tout cela n’est rien, ce sont les mots Chââlis, Pontarmé, îles de l’Ile-de-France, qui exaltent jusqu’à l’ivresse la pensée que nous pouvons par un beau matin d’hiver partir voir ces pays de rêve où se promena Gérard.

C’est pourquoi tous les éloges qu’on pourra nous donner sur des pays nous laissent froids. Et nous voudrions tant avoir écrit ces pages de Sylvie. Mais on ne peut pas à la fois avoir le ciel et être riche, dit Baudelaire. On ne peut pas avoir fait avec l’intelligence et le goût un paysage, même comme Victor Hugo, même comme Heredia, dans