Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/141

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entrer dans un livre qui y reste. C’est quelque chose de vague et d’obsédant comme le souvenir. C’est une atmosphère. L’atmosphère bleuâtre et pourprée de Sylvie. Cet inexprimable-là, quand nous ne l’avons pas ressenti nous nous flattons que notre œuvre vaudra celle de ceux qui l’ont ressenti, puisqu’en somme les mots sont les mêmes. Seulement ce n’est pas dans les mots, ce n’est pas exprimé, c’est tout entre les mots, comme la brume d’un matin de Chantilly.

Si un écrivain aux antipodes des claires et faciles aquarelles a cherché à se définir laborieusement à lui-même, à saisir, à éclairer des nuances troubles, des lois profondes, des impressions presque insaisissables de l’âme humaine, c’est Gérard de Nerval dans Sylvie. Cette histoire que vous appelez la peinture naïve, c’est le rêve d’un rêve, rappelez-vous. Gérard essaie de se souvenir d’une femme qu’il aimait en même temps qu’une autre, qui domine ainsi certaines heures de sa vie et qui tous les soirs le reprend à une certaine heure. Et en évoquant ce temps dans un tableau de rêve, il est pris du désir de partir pour ce pays, il descend de chez lui, se fait rouvrir la porte, prend une voiture. Et tout en allant en cahotant vers Loisy, il se rappelle et raconte. Il arrive après cette nuit d’insomnie et ce qu’il voit alors, pour ainsi dire