Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/211

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abandonnée, Le Réquisitionnaire, La Grenadière, Les Célibataires  ; ôtez de ses romans l’histoire de Louis Lambert et Eugénie Grandet, son chef-d’œuvre, quelle foule de volumes, quelle nuée de contes, de romans de toutes sortes, drolatiques, économiques, philosophiques, magnétiques et théosophiques il reste encore  !   » Or, c’était cela la grandeur même de l’œuvre de Balzac. Sainte-Beuve a dit qu’il s’est jeté sur le XIXe siècle comme sur son sujet, que la société est femme, qu’elle voulait son peintre, qu’il l’a été, qu’il n’a rien eu de la tradition en la peignant, qu’il a renouvelé les procédés et les artifices du pinceau à l’usage de cette ambitieuse et coquette société qui tenait à ne dater que d’elle-même et à ne ressembler qu’à elle. Or, Balzac ne s’est pas proposé cette simple peinture, au moins dans le simple sens de peindre des portraits fidèles. Ses livres résultaient de belles idées, d’idées de belles peintures si l’on veut (car il concevait souvent un art dans la forme d’un autre) mais alors d’un bel effet de peinture, d’une grande idée de peinture. Comme il voyait dans un effet de peinture une belle idée, de même il pouvait voir dans une idée de livre un bel effet. Il se représentait à lui-même un tableau où il y a quelque originalité saisissante et qui émerveillera. Imaginons aujourd’hui un littérateur à qui l’idée serait venue de traiter vingt fois, avec des lumières diverses, le même thème, et qui aurait la sensation de faire quelque chose de pro