Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/223

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mains humides, de sorte que mon père faisait semblant de ne pas le voir, de ne pas entendre ses paroles, allait jusqu’à ne pas répondre s’il lui parlait. L’autre ne se démontait pas et disait seulement  : je crois qu’il est «  absorbé  », et retournait à ses chevaux.

Plusieurs fois ils avaient envoyé des coups de pied dans la boutique du fleuriste, cassé un vitrage et des pots. Le comte n’avait rien consenti que sous la menace d’un procès et trouvait que c’était abominable de la part du fleuriste «  quand on savait tout ce que Mme la comtesse avait fait pour la maison et pour le quartier  ». Mais le fleuriste qui semblait n’avoir au contraire aucune notion de ce que la comtesse «  faisait pour la maison et pour le quartier  », et qui trouvait même extraordinaire qu’elle ne lui prît jamais de fleurs pour ses réceptions avait envisagé la chose à un autre point de vue, ce qui faisait que le comte le trouvait abominable. De plus, il disait toujours «  Monsieur  » et jamais «  Monsieur le Comte  ». Le comte ne s’en plaignait pas, mais un jour que le vicomte de Praus qui venait de s’installer au quatrième et qui causait avec le comte demandait une fleur, le fleuriste qui ne savait pas encore bien le nom dit  : «  Monsieur Praus.  » Le comte par amabilité pour le vicomte éclata de rire  : «  Monsieur Praus, c’est trouvé  ! Ah  ! par le temps qui court, estimez-vous heureux que ce ne soit pas encore le citoyen Praus.  »