Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/224

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Le comte déjeunait tous les jours au cercle, sauf le dimanche où il déjeunait avec sa femme. Pendant la belle saison, la comtesse recevait tous les jours de deux à trois heures. Le comte allait fumer un cigare au jardin demandant au jardinier  : «  Qu’est-ce que cette fleur  ? Est-ce que nous aurons des pommes cette année  ?   » et le vieux jardinier, ému comme s’il voyait le comte pour la première fois, lui répondait d’un air encore plus reconnaissant que respectueux, comme si devant cette marque de son intérêt pour elles, il le devait remercier au nom des fleurs. Au premier coup du timbre annonçant les premières visites pour la comtesse, il remontait précipitamment dans son cabinet, cependant que les domestiques s’apprêtaient à apporter au jardin le vichy-cassis et l’eau minérale.

Souvent le soir on apercevait dans l’étroit petit jardin le duc de X… ou le marquis de Y… qui venaient plusieurs fois par semaine  ; âgés, ils s’imposaient la fatigue de s’habiller, de se tenir toute la soirée sur une chaise peu confortable, dans ce tout petit bout de jardin, avec la seule perspective du cassis, quand, dans tant de maisons luxueuses de grands financiers, on aurait été si heureux de les avoir en veston, dans de doux sophas, avec un luxe de boissons et des cigares. Mais le bifteck et le café sans association d’idées d’encanaillement, tel était évidemment le plaisir qu’ils y trouvaient. C’étaient des hommes instruits et quand le comte