Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/231

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mantes, moi qui ai lu pendant toute mon enfance de la même manière, pour qui Colomba a été si longtemps «  le volume où on ne me permettait pas de lire la Vénus d’Ille  » (on, c’était toi  !). Ces volumes où on a lu un ouvrage la première fois, c’est comme la première robe où on a vu une femme, ils nous disent ce que ce livre était pour nous alors, ce que nous étions pour lui. Les rechercher est ma seule manière d’être bibliophile. L’édition où j’ai lu un livre pour la première fois, l’édition où il m’a donné une impression originale, voilà les seules «  premières  » éditions, les «  éditions originales  » dont je suis amateur. Encore est-ce assez pour moi de me souvenir de ces volumes-là. Leurs vieilles pages sont si poreuses au souvenir que j’aurais peur qu’ils absorbent aussi les impressions d’aujourd’hui et que je n’y retrouve plus mes impressions d’autrefois. Je veux, chaque fois que j’y penserai, qu’ils s’ouvrent sur la page où je les fermais près de la lampe, ou sur le fauteuil d’osier du jardin, quand papa me disait  : «  Tiens-toi droit.  »

Et je me demande quelquefois si encore aujourd’hui ma manière de lire ne ressemble pas plus à celle de M. de Guermantes qu’à celles des critiques contemporains. Un ouvrage est encore pour moi un tout vivant, avec qui je fais connaissance dès la première ligne, que j’écoute avec déférence, à qui je donne raison tant que je suis avec lui, sans choisir et sans discuter. Quand je vois M. Faguet