Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/262

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décrassés qu’eux, ils aiment à plaisanter, à sentir qu’ils sont de même race. Parfois, quand ils sont seuls, un mot consacré, un geste rituel leur échappe, dans un mouvement d’ironie volontaire, mais de solidarité inconsciente et de plaisir profond. Ceux-là dans un café seront regardés avec crainte par ces lévites barbus, qui eux ne veulent fréquenter que ceux de leur race, par peur du mépris, bureaucrates de leur vice, exagérant la correction, n’osant sortir qu’en cravate noire, et regardant d’un air froid ces beaux jeunes gens en qui ils ne peuvent soupçonner des pareils, car si l’on croit facilement ce qu’on désire, on n’ose pas non plus trop croire ce qu’on désire. Et quelques-uns de ceux-là par pudeur n’osent répondre que par un balbutiement impoli au bonjour d’un jeune homme, comme ces jeunes filles de province qui croiraient immoral de sourire ou de donner la main. Et l’amabilité d’un jeune homme jette en leurs cœurs la semence d’amours éternelles, car la bonté d’un sourire suffit à faire éclore l’espérance, et puis ils se savent si criminels, si honnis qu’ils ne peuvent concevoir une prévenance qui ne serait pas une preuve de complicité. Mais dans dix ans les beaux jeunes gens insoupçonnés et les lévites barbus se connaîtront, car leurs pensées secrètes et communes auront irradié autour de leur personne ce halo auquel on ne se trompe pas et dans lequel on distingue comme la forme rêvée d’un éphèbe  ; le progrès interne de leur mal inguérissable aura désordonné leur dé-