Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/295

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sait aussi terrible que la gare. J’allais vers eux comme vers le moment où il faudrait dire adieu à Maman, sentir mon cœur s’ébranler dans ma poitrine, se détacher de moi pour la suivre et revenir seul  ! Je me souviens d’un jour particulièrement triste…

Mme de Z… nous ayant invités à venir passer quelques jours chez elle, il fut décidé qu’elle partirait avec mon frère et que j’irais la rejoindre un peu plus tard avec mon père. On ne me le dit pas, pour que je ne fusse pas trop malheureux à l’avance. Mais je n’ai jamais pu comprendre quand on essaye de nous cacher quelque chose comment le secret, si bien gardé qu’il soit, agit involontairement sur nous, excite en nous une sorte d’irritation, de sentiment de persécution, de délire de recherches  ? C’est ainsi qu’à un âge où les enfants ne peuvent avoir aucune idée des lois de la génération, ils sentent qu’on les trompe, ont le pressentiment de la vérité. Je ne sais quels indices obscurs s’accumulaient dans ma cervelle. Quand le matin du départ, Maman entra gaiement dans ma chambre, dissimulant je crois bien du chagrin qu’elle avait aussi, et me dit en riant, me citant Plutarque  : «  Léonidas dans les grandes catastrophes savait montrer un visage… J’espère que mon jaunet va être digne de Léonidas  », je lui dis «  Tu pars  » sur un ton si désespéré qu’elle fut