Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/296

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visiblement troublée, je crus sentir que je pourrais peut-être la retenir ou me faire emmener  ; je crois que c’est cela qu’elle alla dire à mon père, mais sans doute il refusa, et elle me dit qu’elle avait encore un peu de temps avant d’aller se préparer, qu’elle s’était réservé ce temps pour me faire une petite visite.

Elle devait partir, je l’ai dit, avec mon petit frère, et comme il quittait la maison mon oncle l’avait emmené pour le faire photographier à Evreux. On lui avait frisé ses cheveux comme aux enfants de concierge quand on les photographie, sa grosse figure était entourée d’un casque de cheveux noirs bouffants avec des grands nœuds plantés comme les papillons d’une infante de Velasquez  ; je l’avais regardé avec le sourire d’un enfant plus âgé pour un frère qu’il aime, sourire où l’on ne sait pas trop s’il y a plus d’admiration, de supériorité ironique ou de tendresse. Maman et moi nous partîmes le chercher pour que je lui dise adieu, mais impossible de le trouver. Il avait appris qu’il ne pourrait pas emmener le chevreau qu’on lui avait donné, et qui était, avec le tombereau magnifique qu’il traînait toujours avec lui, toute sa tendresse, et qu’il «  prêtait  » quelquefois à mon père, par bonté. Comme après le séjour chez Mme de Z… il rentrait à Paris, on allait donner le chevreau à des fermiers du voisinage. Mon frère, en proie à l’accablement de la douleur, avait voulu passer la dernière journée avec son