Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/90

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girouette d’en face me donne l’envie de revoir, mais seulement la promesse qu’a tenue l’ange d’or, Venise.

Mais aussitôt en revoyant Venise, je me souvins d’un soir où méchamment, après une querelle avec Maman, je lui avais dit que je partais. J’étais descendu, j’avais renoncé à partir, mais je voulais faire durer le chagrin de Maman de me croire parti, et je restais en bas, sur l’embarcadère où elle ne pouvait me voir tandis qu’un chanteur chantait dans une gondole une sérénade que le soleil prêt à disparaître derrière la Salute s’était arrêté à écouter. Je sentais le chagrin de Maman se prolonger, l’attente devenait intolérable et je ne pouvais me décider à me lever pour aller lui dire  : je reste. La sérénade semblait ne pas pouvoir finir, ni le soleil disparaître, comme si mon angoisse, la lumière du crépuscule et le métal de la voix du chanteur, étaient fondus à jamais dans un alliage poignant, équivoque et impermutable. Pour échapper au souvenir de cette minute de bronze, je n’aurais plus comme à ce moment Maman auprès de moi.

Le souvenir intolérable du chagrin que j’avais fait à ma mère me rendit une angoisse que sa présence seule et son baiser pouvaient guérir… Je sentis l’impossibilité de partir pour Venise, pour n’importe où, où je serais sans elle… Je ne suis