Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/91

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plus un être heureux que sollicite un désir  ; je ne suis plus qu’un être tendre torturé par l’angoisse. Je regarde Maman, je l’embrasse.

– À quoi pense mon crétinos, à quelque bêtise  ?

– Je serais si heureux si je ne voyais plus personne.

– Ne dis pas cela, mon Loup. J’aime tous ceux qui sont gentils pour toi, et je voudrais au contraire que tu aies souvent des amis qui viennent causer avec toi sans te fatiguer.

– Ma Maman me suffit.

– Ta Maman aime au contraire à penser que tu vois d’autres personnes, qui peuvent te raconter des choses qu’elle ne sait pas et que tu lui apprendras ensuite. Et si j’étais obligée de voyager, j’aimerais penser que sans moi mon Loup ne s’ennuie pas, et savoir avant de partir comment sa vie est arrangée, qui viendrait causer avec lui comme nous causons en ce moment. Ce n’est pas bon de vivre tout seul, et tu as plus besoin de distraction que personne, parce que ta vie est plus triste et tout de même plus isolée.

Maman avait quelquefois bien du chagrin mais on ne le savait jamais, car elle ne parlait jamais qu’avec douceur et esprit. Elle est morte en me faisant une citation de Molière et une citation de Labiche  : «  Son départ ne pouvait plus à propos se faire.  » «  Que ce petit-là n’ait pas peur, sa Maman ne le quittera pas. Il ferait beau voir que je sois à Etampes et mon orthographe à Arpajon  !   »