Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/95

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Et Maman, pensant à cette Esther qu’elle préfère à tout, fredonne timidement, comme avec la crainte de faire fuir, d’une voix trop haute et hardie, la mélodie divine qu’elle sent près d’elle  : «  Il s’apaise, il pardonne  », ces chœurs divins que Reynaldo Hahn a écrits pour Esther. Il les a chantés pour la première fois à ce petit piano près de la cheminée, pendant que j’étais couché, tandis que Papa arrivé sans bruit s’était assis sur ce fauteuil et que Maman restait debout à écouter la voix enchanteresse. Maman essayait timidement un air du chœur, comme une des jeunes filles de Saint-Cyr essayant devant Racine. Et les belles lignes de son visage juif, tout empreint de douceur chrétienne et de courage janséniste, en faisaient Esther elle-même, dans cette petite représentation de famille, presque de couvent, imaginée par elle pour distraire le despotique malade qui était là dans son lit. Mon père n’osait pas applaudir. Furtivement Maman jetait un regard pour jouir avec émotion de son bonheur. Et la voix de Reynaldo reprenait ces mots, qui s’appliquaient si bien à ma vie entre mes parents  :

Ô douce paix,
Beauté toujours nouvelle,
Heureux le cœur épris de tes attraits  !
Ô douce paix,
Ô lumière éternelle, Heureux le cœur qui ne te perd jamais  !