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Page:Puybusque - L'Arme du fou, paru dans La Revue Populaire, Montréal, Sept 1918.pdf/75

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autre mari que son tuteur. La vie douteuse, presque tarée de Raymond ne lui attirait dans le pays ni estime, ni sympathie et quelques mères de famille, pourvues de fils à marier, furent les premières à prononcer tout bas le mot de captation et de violence.

Raymond se sentait environné de sentiments hostiles, mais il ne s’en inquiétait pas outre mesure. Mieux que personne, il connaissait le pouvoir de l’argent et, gracieux, au milieu de ses invités, avec cette attitude sournoise et ce regard fuyant qu’il ne savait pas dépouiller, même à l’heure du triomphe, il pensait :

— Vous êtes tous venus chez moi, mes bons amis, pensez ce qu’il vous plaira, je saurai bien vous forcer à revenir, c’est moi le plus riche de vous tous, bientôt je serai le maître de la contrée et c’est à qui de vous me tendra la main.

Pour s’affirmer ainsi maître et suzerain devant les paysans, aussi bien que devant les familles de son bord, avec une ostentation qui prétendait rajeunir les vieilles coutumes, Raymond avait voulu réunir aussi les tenanciers du domaine.

Dans un coin du parc, on avait dressé des tables et préparé un lunch champêtre où la gaieté régna bientôt, en dépit de la désapprobation qu’inspirait le choix de Marie, dans tout ce monde des métayers, si souvent pressuré par la griffe méchante du tuteur.

Le paysan est un grand enfant, incapable de bouder longtemps contre son plaisir ou son appétit.

Vers la fin de l’après-midi, Raymond, abandonnant pour un instant ses invités, se dirigea avec sa femme vers cette partie un peu éloignée du parc où étaient attablés les paysans :

— Ils seront flattés de nous voir, chère amie, nous devons accepter de « trinquer » avec eux, les entendre porter notre santé et recevoir leurs vœux.

Et Marie l’avait suivi, obéissante, triste et lasse à mourir.

Le soleil, déjà bas dans le ciel, criblait de rayons d’or les verdures sombres de ce parc où l’approche de l’été déployait toutes ses splendeurs. L’air déjà fraîchissait, exquis, avec des parfums de fleurs et des arômes de foins coupés, les hirondelles traversaient le ciel, comme de petites flèches noires sur le bleu, et les abeilles, toutes bourdonnantes, achevaient, avant de rentrer aux ruches, leur dernière récolte du jour sur les tilleuls fleuris.

Marie avait été tenue dans une prison ininterrompue, jamais, depuis son retour de Paris, depuis qu’elle n’était plus une enfant, elle n’avait été comme ce soir, sous le charme de la nature jamais elle n’avait à ce point eu la révélation de la joie de vivre.

Après avoir reçu les compliments et les souhaits de ces braves gens qui venaient de porter la santé des mariés, de boire à l’accomplissement de leurs vœux, à la prospérité de leur race, quand elle vit, tout près d’elle, avec le rictus inquiétant de son visage, son œil torve, sa démarche saccadée et sa main crochue, l’homme qui était désormais son compagnon pour la vie, son maître, celui auquel elle s’était donnée irrévocablement.

Alors, entre cette nature délicieuse, débordante d’amour et de joie, et son avenir, à elle, pour toujours sans joie et sans amour, le contraste lui apparut si grand, si disproportionné, tout à coup, si inacceptable qu’un vertige la saisit, comme un dégoût physique : le cœur lui manqua, il lui sembla que tout tournait autour d’elle et qu’elle s’abîmait dans un tourbillon.

Elle ne voulut pas, elle ne put pas deman-