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Page:Régnier - L'abbaye d'Évolayne, 1951.djvu/180

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l’abbaye d’évolayne

profondes, n’était-ce pas se condamner soi-même, être réprouvée déjà.

Cette pensée la frappa à Nice où elle s’était installée au début de l’hiver. Ne sachant comment employer des heures trop longues, elle traînait sa méditation tragique dans des lieux faits pour le loisir heureux et, ce jour là, prenait le thé dans un petit restaurant sur la côte, au son d’un jazz, parmi des oisifs. Autour d’elle des mimosas, des violettes, et ces fleurs vivantes des visages fardés, des mains pâles, faibles et douces sous le scintillement des bijoux. Derrière les larges baies vitrées, un ciel d’hiver délicat et pur, rose à l’horizon, une mer dormante d’un bleu suave, presque blanc. C’est au milieu de ce décor qu’Adélaïde se sentit soudain atteinte dans l’essence même de son être et le contraste fut tel entre le cadre ravissant qui l’entourait et l’inimaginable misère où elle se sentit sombrer qu’elle eut l’impression nette, physique de l’enfer. Oui la damnation c’était cela : c’était cette vanité, ces fleurs, cette mer adorable étalées devant l’âme maudite, la joie offerte à qui n’y peut plus participer, la vie leurrant de ses plus riants mirages ceux qui sont déjà raidis dans une sorte de mort lucide. Adélaïde écoutait à la fois autour d’elle cette musique folle, endiablée, en elle cet affreux silence. Elle demeurait tranquille en apparence, maintenait sur ses lèvres un sourire vague, mondain, mais elle cédait tout entière à la tentation, s’avouait perdue. Tout amour lui était interdit, toute communication, toute fusion avec les êtres ou les choses. Elle était séparée de Michel, de ces vivants qui l’entouraient, de ce ciel calme où régnait Dieu. Jamais plus elle