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Page:Régnier - L'abbaye d'Évolayne, 1951.djvu/229

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l’abbaye d’évolayne

croix que son cœur refusait. Comme pour échapper à l’insistance de cette vision, elle se jeta hors de son lit et, se dirigeant à tâtons vers sa fenêtre, l’ouvrit :

Au dehors et partout, semblait-il, dans le monde, excepté dans son âme, régnait la paix. Nul bruit que le grondement égal et sourd du torrent. Nul parfum troublant ou voluptueux. La nuit d’automne, déjà presque hivernale, exhalait une odeur ascétique, sobre, vigoureuse : l’odeur de l’eau, l’odeur fraîche de l’ombre. Sur la prairie qui s’étendait devant l’hôtel traînait une brume épaisse, cotonneuse. Et, tout en haut de la colline, veloutée d’arbres et de buissons, l’abbaye se détachait, splendide, dans le rayonnement de la lune qui s’épanouissait toute ronde entre les deux tours. Le ciel sans étoiles, sans nuages était fluide, incolore et vague. Les bois, les coteaux, les champs, tout le paysage indistinct, noyé en bas dans le brouillard, en haut dans la clarté diffuse, reposait assoupi auprès de son église. Et seul le grand vaisseau chargé d’âmes, flottant sur les eaux profondes de la prière, veillait, répandait sur le sommeil des choses une immense bénédiction. Mais pour la femme qui souffrait à cette heure où toute peine se relâche et s’endort, la haute forme de pierre prenait un aspect redoutable, étrangement vivant. C’était une rivale humaine, la bien-aimée de Michel, la préférée, et Adélaïde la défiait :

— Je te le reprendrai, disait-elle. Tu as pour toi le prestige de l’immuable et de l’éternel, moi j’ai pour ce passant l’attrait de ce qui passe. Il n’est point semblable à tous ces moines que tu as séduits dès leur adolescence. Il a, lui, un passé que