Page:Régnier - L’Amphisbène, 1912.djvu/48

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monie amicale que je l’ai entendu sonner à ma porte dès avant sept heures. Yves aime à venir ainsi un peu en avance, pour avoir, comme il dit, « le temps de causer ».

À table, en effet, Yves de Kérambel n’est guère loquace. Il est gourmand. Il mange avec sérieux et conscience. On sent que, dans sa vie, le moment du dîner est l’acte le plus important et le plus agréable. Il y fait preuve d’un bel appétit, mais cet appétit ne l’engraisse pas, car Yves est demeuré long et efflanqué, tel que je le revis après nos dix ans de séparation. Depuis, il n’a pas changé, et je le retrouve toujours le même.

Notre conversation, quand nous nous revoyons, commence par ces constatations d’usage. Yves veut bien y répondre en m’assurant que, moi aussi, je me maintiens. Ce préambule épuisé, nous en venons au sujet de la tante Guillidic. Yves est un héritier présomptif fort convenable. Il laisse entendre qu’évidemment il lui serait fort agréable de palper les écus de la brave dame, mais qu’après tout il ne veut pas sa mort. Au contraire, le parfait état de santé où elle est, malgré son grand âge, le flatte plutôt. Il y voit, pour sa propre durée, un précédent heureux et un pronostic favorable qui contrebalancent ce qu’a de fâcheux sur ce point le décès plutôt prématuré de ses parents. Il attend donc, sans trop d’impatience, l’instant de liquider la tante Guillidic. D’ailleurs, la bonne dame lui prépare, par son économie, le sérieux magot qu’il accroîtra, à son tour, par la sienne.