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AU CREUX DES SILLONS

femme peut donner à un homme, celui de l’aimer dans l’épreuve, le malheur et de partager avec lui sa misère et sa douleur.

Paul était arrivé.

« Jeanne, dit-il, en marchant sous les arbres, tout ce que nous avons sera vendu bientôt aux enchères ; tout ce que je voulais vous offrir je ne l’aurai plus. Je n’ai pas le droit de vous imposer ma pauvreté, je vous rends votre parole ».

Elle s’attendait si peu à la tournure de cet entretien qu’elle fut décontenancée. Elle se recueillit un instant pour donner plus de poids à ce qu’elle allait dire, pour rendre cet arrêt définitif et irrévocable.

« Paul, dit-elle, en le regardant, vous ne m’aviez donc pas comprise. Ce que je vous avais juré, je l’ai juré à la mort. Rien ne pourra rien changer ».

« Je comptais que nous étions jeunes et forts et que nous pourrions faire notre vie ailleurs ».

— « Jeanne, je vous demande pardon. Vous êtes faite de vaillance et de bravoure. Il fera bon de traverser la vie avec vous ».

Il n’en fut pas dit davantage. De nouveau, leurs âmes venaient de leur être révélées. Ils se séparèrent chacun de son côté.

La vente eut lieu au jour annoncé. Ce fut un spectacle lamentable que ces pauvres meubles que l’on arrachait du foyer où ils avaient fini par si bien s’adopter, ces vieux domestiques que l’on jetait dehors. Les secrets de toutes ces générations livrés à la curiosité du public, tant de choses consacrées par le temps abandonnées à des mains étrangères. Tout fut éventré, ouvert, violé, pesé, palpé, adjugé pour un vil prix. Le berceau, la huche où l’on faisait le bon pain, le coffre où les aïeules gardaient leurs belles robes. Les lits antiques, le rouet, le métier, tout fut mis dans des charrettes pour prendre le chemin de l’exil. La mère, les enfants, toute la famille regardait d’un air hébété, sans comprendre, cette profanation sans nom.

On se sépara de tout. On vendit tout. On donna tout. Le chien, le fidèle ami, le gardien des enfants, celui qui veillait