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LES DÉPAYSÉS

Bertrand organisa un détachement dans le but de la capturer. Voilà que dans cette plaine verdoyante ces hommes couraient comme à un jeu. Le feu augmentait d’intensité. À une centaine de verges, Bertrand tomba, renversé par un choc qui lui parut être un grand éblouissement, se sentit précipité en bas comme s’il tombait d’une haute montagne. Il lui semblait qu’il avait rebondi sur le sol à plusieurs reprises qui allaient diminuant. Et chaque secousse lui martelait les tempes à les lui briser. La nuit entra dans son cerveau, il ne pensa plus.

Cependant le combat progressait. Les Canadiens exaltés jusqu’à l’ivresse avançaient en se battant. La lutte se déplaçait. C’était maintenant sur la lisière de la forêt de Bouchavernes que se concentrait l’action du combat. La plaine était devenue calme. Un soleil magnifique, dans une traînée de pourpre, jetait ses reflets sur les feuilles ocellées de sang, sur des cadavres dont la bouche entrebâillée était pleine de ténèbres et d’effroi.

Le capitaine Bertrand n’était pas mort. Frappé par ricochet, le coup n’avait pas été fatal. Après quelque temps d’inconscience, il se fit en lui un étrange clair-obscur, une compréhension rudimentaire, une intelligence hésitante, une nouvelle conscience frustre qui lui permit de lier les faits dans le présent à la façon des enfants dont la raison commence à se développer. Mais le passé n’existait plus. C’était la nuit profonde jetée sur sa vie, la mousse épaisse de l’oubli sur les trente années qu’il avait vécues. Le coup qu’il avait reçu avait causé des lésions cérébrales qui avaient oblitéré la mémoire. Les animaux ont un vague souvenir du passé, mais le sien était tout anéanti. Une muraille de cent cou-