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LES DÉPAYSÉS

dées le séparait de sa vie antérieure. Comme les brutes qui se meuvent par instinct, il tenta de se lever. Sa blessure à la jambe sans être grave l’avait affaibli. Il voulut marcher. Il éprouva une raideur qui lui arracha une plainte. Il chancela d’abord et finit par se tenir debout. Il se mit à marcher devant lui, sans but, plus aveuglement que les animaux, qui savent où ils vont. Il se dirigea vers le village, enjambant les cadavres, indifférent, sans les remarquer comme s’il n’avait jamais vu autre chose. Il ignorait qu’il eût déjà existé. Derrière lui c’était le néant. Il commençait une nouvelle vie. Il avait tout oublié, la guerre, sa famille, sa nationalité, jusqu’à son nom. Sur la route de Péronne il rencontra un paysan qui lui parla. Il ne le comprit guère, son entendement et sa faculté de parler se dégageaient encore avec peine des ténèbres où ce choc l’avait enseveli. Il articula quelques sons d’une voix pâteuse et lointaine. Le paysan crut que c’était un de ces pauvres soldats que les monstruosités de la guerre laissaient dans un état confinant à la folie. Il lui parla encore. Il le comprit mieux. Mais son esprit était la table rase où s’étaient effacées toutes les connaissances acquises par les sens. Il balbutia comme l’enfant qui ne connaît encore rien de l’univers. Il ne vivait sa vie nouvelle que depuis une ou deux heures, n’avait vu qu’une plaine avec des soldats morts et ce paysan. Nous connaissons les choses par la relation qui existe entre elles. Pouvait-il même savoir que ces soldats fussent morts s’il n’en avait pas vu de vivants, ou bien qu’ils fussent soldats, c’est-à-dire des hommes qui donnent la mort, s’il n’avait jamais vu d’hommes. Il importe d’ajouter qu’en vertu de cette récente hérédité qu’il tenait de sa pre-