Page:Rabelais - Gargantua et Pantagruel, Tome III (Texte transcrit et annoté par Clouzot).djvu/105

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je ne vous demanderais ne aide ne conseil. Çà, irons-nous ? Je vous assure que facilement nous les occirons, et ils l’endureront patiemment : je n’en doute, vu que de nous ont patiemment enduré des injures, plus que dix truies ne boiraient de lavailles[1]. Allons !

— Des injures, dis-je, et déshonneur ils ne se soucient, pourvu qu’ils aient écus en gibecière, voire fussent-ils tous breneux, et les déferions peut-être comme Hercules ; mais il nous défaut[2] le commandement d’Euristéus, et rien plus pour cette heure, fors que je souhaite parmi eux Jupiter soi pourmener[3] deux petites heures en telle forme que jadis visita Sémélé sa mie, mère première du bon Bacchus.

— Dieu, dit Panurge, vous a fait belle grâce d’échapper de leurs griffes : je n’y retourne pas, quant est de moi. Je me sens encore ému et altéré de l’ahan[4] que j’y pâtis, et y fus grandement fâché pour trois causes : la première, pour ce que j’y étais fâché, la seconde, pour ce que j’y étais fâché, la tierce pour ce que j’y étais fâché. Écoute ici de ton oreille dextre, frère Jean, mon couillon gauche. Toutes et quantes fois que voudras aller à tous les diables, devant le tribunal de Minos, Æcus, Rhadamantus et Dites, je suis prêt te faire compagnie indissoluble, avec toi passer Achéron, Styx, Cocyte, boire plein godet du fleuve Léthé, payer pour nous deux à Charon le naule[5] de sa barque. Pour retourner au guichet, si de fortune veux retourner, saisis-toi d’autre compagnie que de la mienne, je n’y retournerai pas : ce mot te soit une muraille d’airain. Si par force et violence ne suis mené, je n’en approcherai, tant que cette vie je vivrai en plus que Calpe d’Abila. Ulysses retournat-il quérir son épée en la caverne du Cyclope ? Ma dia[6], non ! Au guichet je n’ai rien oublié, je n’y retournerai pas.

— Ô, dit frère Jean, bon cœur et franc compagnon de mains paralytiques I Mais parlons un peu par écot[7], docteur subtil. Pourquoi est-ce, et qui vous mût leur jeter la bourse pleine d’écus ? en avons-nous trop ? n’eût-ce assez été leur jeter quelques testons rognés ?

— Parce, répondit Panurge, qu’à tous périodes[8] de propos Grippeminaud ouvrait sa gibecière de velours, exclamant : « Or çà, or çà, or ça ! » De là je pris conjecture comme pourrions francs et délivrés échapper leur jetant or là, or là, de par Dieu,

  1. Eaux de vaisselle.
  2. Manque.
  3. Promener.
  4. Peine.
  5. Naulage, droit de passage.
  6. Non, par Jupiter.
  7. Chacun son écot (jeu de mots avec Scot, docteur en théologie).
  8. Toutes fins.