Page:Rachilde - L’Animale, 1923.djvu/290

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tenant, Laure agitait sa petite cuiller dans le liquide vert, épiait curieusement ses semblables. À cette heure elles étaient rares, les unes venant amenées par leurs amants au sortir d’un acte des Nouveautés, et les autres attendant une connaissance, la lorgnette et L’éventail à la main. Les garçons servaient les dames avec des physionomies débonnaires, l’air de ne pas croire du tout aux mauvaises conduites. Une fille, vêtue somptueusement, croyant reconnaître une amie, se jeta sur Laure, l’appelant ma chère, puis lui murmura, s’excusant, un pardon Madame très gracieux.

Elle était donc une fille d’espèce à part, qu’on l’appelait madame avec ce geste de stupeur, et que même dans ce café, où il venait de vilaines créatures, on ne sanctionnait pas sa présence par des regards équivoques ; en aurait-elle, mon Dieu, de la peine à se vendre, elle, la donneuse d’amour, égarée chez les vendeuses de chair !

Elle resta là plusieurs heures, buvant sa menthe à petites gorgées, le cœur battant, n’osant pas faire des signes ou entamer une conversation, épouvantée de se dire que, sa menthe terminée, il lui faudrait consommer autre chose, finalement se griser l’estomac vide, elle que le moindre excitant mettait en feu ! Les hommes ne la voyaient pas dans son coin, et elle ne risquait pas un sourire pour fixer leur attention. Elle s’aperçut même, un moment, que ses instincts de liberté reprenant le dessus, elle s’amusait à suivre des yeux un camelot