Page:Rachilde - Les Hors nature, 1897.djvu/83

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les femmes qui sont destinées aux étoffes. Tu es perfidement simple et tu es légion comme les vaguelettes d’un fleuve uniforme. Prenons ces roseaux d’argent, ces libellules d’émeraude, tout ce bord d’étang que je vois là-bas, un velours de Gênes, je crois, et sous ce manteau, d’une richesse distinguée, arborant tes espérances, ruissellerait l’eau bavarde, monotone, cette mousseline si coulante dans les mains !…

Paul, vautré sur des pièces d’étoffe, faisait filer la mousseline de soie verte entre ses doigts nerveux, très habiles à manier les plus délicats tissus, et il drapait ses plis flous pour le seul plaisir d’en rêver tout haut.

— Oui. Du vert ! Ce ne serait pas mal. Tu t’y connais, décidément, mon cher poète, quoique tu deviennes insupportable ! (Elle se releva d’un bond.) Est-ce que c’est ta place, dis, au milieu de ces chiffons ! Voilà une heure que tu les caresses comme tu me caresserais moi-même !…

— Mieux ! objecta Paul.

Ils se regardèrent, boudeurs. Le jeune homme, plongé dans la factice fraîcheur de ces reflets verdâtres, le corps noyé, perdu, ne sortait que sa tête et représentait bien le serpent à face de sphinx de cet Eden de modiste, au ciel bas, capitonné, s’écrasant sur eux de tout le poids de son luxe voluptueux, les forçant à ramper en des poses équivoques. Leur chambre d’amour se tendait de cachemire bleu-sombre souligné de larges bandes de fourrures grises, comme une nuit de printemps l’est quelquefois de nuées d’otage. Les meubles, encombrés de pièces d’étoffes roulées ou dépliées,