Page:Rachilde - Les Hors nature, 1897.djvu/94

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mère. Nul juge ne doit être plus difficile que moi, pas même toi, Reutler.

— Tu es un bien singulier phénomène ! Je ne conçois pas cette modestie intellectuelle au milieu de tous tes orgueils. Dans tes inconsciences, une conscience s’émeut, en toi, qui me fait peur. On dirait que tu n’oses pas avoir du génie !

— Je ne sais pas ce que je suis… mais je sais tellement ce que je voudrais être !

Le jeune homme laissa tomber son front sur le marbre de la cheminée et reprit, d’une voix lente :

— Tout est l’impossible ! Tout !… La sincérité du plaisir comme l’intégrité du travail. Ah ! Reutler, je suis fatigué de vivre !…

— Et tu as dix-neuf ans ! Que dirai-je donc, moi, l’aîné ? ricana Reutler.

— Toi, s’écria Paul se redressant, l’œil assombri, je ne te plains pas. Tu es soutenu par une passion, j’ignore laquelle, mais c’est pour elle que tu respires. Noblement ou lâchement, tu peux te donner tout entier à ta folie. Toi, tu es heureux… ah ! si je pouvais t’arracher seulement la moitié de ton bonheur !

Reutler se leva. Armé d’un crayon, sur un coin de journal, il posait des chiffres, sa main tremblait, et il regarda par terre, les paupières presque closes.

— Trente mille, dit-il les lèvres serrées, oui, trente mille, cela doit suffire ; costumes, décors, et vénalité du directeur… n’ai pas l’habitude de ce genre d’opération, cependant… ne pense pas me tromper…

― Vingt-cinq me paraissaient plus que convena-