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LÉANDRE.

Non, monsieur. Vous riez ! Écrivez qu’elle a ri.

CHICANEAU.

Monsieur, ne parlons pas de maris à des filles ;
Voyez-vous, ce sont là des secrets de familles.

LÉANDRE.

Mettez qu’il interrompt.

CHICANEAU.

Mettez qu’il interrompt. Eh ! je n’y pensais pas.
Prends bien garde, ma fille, à ce que tu diras.

LÉANDRE.

Là, ne vous troublez point. Répondez à votre aise.
On ne veut pas rien faire ici qui vous déplaise.
N’avez-vous pas reçu de l’huissier que voilà
Certain papier tantôt ?

ISABELLE.

Certain papier tantôt ? Oui, monsieur.

CHICANEAU.

Certain papier tantôt ? Oui, monsieur. Bon cela.

LÉANDRE.

Avez-vous déchiré ce papier sans le lire ?

ISABELLE.

Monsieur, je l’ai lu.

CHICANEAU.

Monsieur, je l’ai lu. Bon.

LÉANDRE, à l’Intimé.

Monsieur, je l’ai lu. Bon. Continuez d’écrire.

(à Isabelle.)
Et pourquoi l’avez-vous déchiré ?
ISABELLE.

Et pourquoi l’avez-vous déchiré ? J’avais peur
Que mon père ne prît l’affaire trop à cœur,
Et qu’il ne s’échauffât le sang à sa lecture.

CHICANEAU.

Et tu fuis les procès ? C’est méchanceté pure.

LÉANDRE.

Vous ne l’avez donc pas déchiré par dépit,
Ou par mépris de ceux qui vous l’avaient écrit ?

ISABELLE.

Monsieur, je n’ai pour eux ni mépris ni colère.

LÉANDRE, à l’Intimé.

Écrivez.

CHICANEAU.

Écrivez. Je vous dis qu’elle tient de son père.
Elle répond fort bien.

LÉANDRE.

Elle répond fort bien. Vous montrez cependant
Pour tous les gens de robe un mépris évident.

ISABELLE.

Une robe toujours m’avait choqué la vue ;
Mais cette aversion à présent diminue.

CHICANEAU.

La pauvre enfant ! Va, va, je te marîrai bien,
Dès que je le pourrai, s’il ne m’en coûte rien.

LÉANDRE.

À la justice donc vous voulez satisfaire ?

ISABELLE.

Monsieur, je ferai tout pour ne vous point déplaire.

L’INTIMÉ.

Monsieur, faites signer.

LÉANDRE.

Monsieur, faites signer. Dans les occasions
Soutiendrez-vous au moins vos dispositions ?

ISABELLE.

Monsieur, assurez-vous qu’Isabelle est constante.

LÉANDRE.

Signez. Cela va bien, la justice est contente.
Çà, ne signez-vous pas, monsieur ?

CHICANEAU.

Çà, ne signez-vous pas, monsieur ? Oui-da, gaîment ;
À tout ce qu’elle a dit, je signe aveuglément.

LÉANDRE, bas à Isabelle.

Tout va bien. À mes vœux le succès est conforme :
Il signe un bon contrat écrit en bonne forme
Et sera condamné tantôt sur son écrit.

CHICANEAU.

Que lui dit-il ? Il est charmé de son esprit.

LÉANDRE.

Adieu. Soyez toujours aussi sage que belle :
Tout ira bien. Huissier, remenez-la chez elle ;
Et vous, monsieur, marchez.

CHICANEAU.

Et vous, monsieur, marchez. Où, monsieur ?

LÉANDRE.

Et vous, monsieur, marchez. Où, monsieur ? Suivez-moi.

CHICANEAU.

Où donc ?

LÉANDRE.

Où donc ? Vous le saurez. Marchez, de par le roi.

CHICANEAU.

Comment !


Scène VII.

LÉANDRE, CHICANEAU, PETIT-JEAN.
PETIT-JEAN.

Comment ! Holà ! quelqu’un n’a-t-il point vu mon maître ?
Quel chemin a-t-il pris ? la porte ou la fenêtre ?

LÉANDRE.

À l’autre !

PETIT-JEAN.

À l’autre ! Je ne sais qu’est devenu son fils ;
Et pour le père, il est où le diable l’a mis.
Il me redemandait sans cesse ses épices[1],

  1. Épices, de species, drogues. Nos anciens écrivains l’ont employé dans le sens de dragées et confitures. De là vient, suivant Ménage, qu’on appelle épices l’argent que prennent les juges pour les jugements des procès : car, anciennement, les parties qui avaient obtenu gain de cause faisaient présent à leurs juges de dragées et de confitures.