Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/204

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Mes soins vous sont connus ; en un mot, vous vivez ;
Et je ne vous dirais que ce que vous savez.
Malgré tout mon amour, si je n’ai pu vous plaire,
Je n’en murmure point ; quoiqu’à ne vous rien taire,
Ce même amour, peut-être, et ces mêmes bienfaits,
Auraient dû suppléer à mes faibles attraits.
Mais je m’étonne enfin que, pour reconnaissance,
Pour prix de tant d’amour, de tant de confiance,
Vous ayez si longtemps, par des détours si bas,
Feint un amour pour moi que vous ne sentiez pas.

BAJAZET.

Qui ? moi, madame ?

ROXANE.

Qui ? moi, madame ? Oui, toi. Voudrais-tu point encore
Me nier un mépris que tu crois que j’ignore ?
Ne prétendrais-tu point, par tes fausses couleurs,
Déguiser un amour qui te retient ailleurs ;
Et me jurer enfin, d’une bouche perfide,
Tout ce que tu ne sens que pour ton Atalide ?

BAJAZET.

Atalide, madame ! Ô ciel ! qui vous a dit…

ROXANE.

Tiens, perfide, regarde, et démens cet écrit.

BAJAZET, après avoir regardé la lettre.

Je ne vous dis plus rien : cette lettre sincère
D’un malheureux amour contient tout le mystère ;
Vous savez un secret que, tout prêt à s’ouvrir,
Mon cœur a mille fois voulu vous découvrir.
J’aime, je le confesse ; et devant que votre âme.
Prévenant mon espoir, m’eût déclaré sa flamme,
Déjà plein d’un amour dès l’enfance formé,
À tout autre désir mon cœur était fermé.
Vous me vîntes offrir et la vie et l’empire ;
Et même votre amour, si j’ose vous le dire,
Consultant vos bienfaits, les crut, et, sur leur foi,
De tous mes sentiments vous répondit pour moi.
Je connus votre erreur. Mais que pouvais-je faire ?
Je vis en même temps qu’elle vous était chère.
Combien le trône tente un cœur ambitieux !
Un si noble présent me fit ouvrir les yeux.
Je chéris, j’acceptai, sans tarder davantage,
L’heureuse occasion de sortir d’esclavage,
D’autant plus qu’il fallait l’accepter ou périr ;
D’autant plus que vous-même, ardente à me l’offrir,
Vous ne craigniez rien tant que d’être refusée ;
Que même mes refus vous auraient exposée ;
Qu’après avoir osé me voir et me parler,
Il était dangereux pour vous de reculer.
Cependant je n’en veux pour témoins que vos plaintes,
Ai-je pu vous tromper par des promesses feintes ?
Songez combien de fois vous m’avez reproché
Un silence témoin de mon trouble caché :
Plus l’effet de vos soins et ma gloire étaient proches,
Plus mon cœur interdit se faisait de reproches.
Le ciel qui m’entendait, sait bien qu’en même temps
Je ne m’arrêtais pas à des vœux impuissants ;
Et si l’effet enfin, suivant mon espérance,
Eût ouvert un champ libre à ma reconnaissance,
J’aurais par tant d’honneurs, par tant de dignités,
Contenté votre orgueil, et payé vos bontés,
Que vous-même peut-être…

ROXANE.

Que vous-même peut-être… Et que pourrais-tu faire ?
Sans l’offre de ton cœur, par où peux-tu me plaire ?
Quels seraient de tes vœux les inutiles fruits ?
Ne te souvient-il plus de tout ce que je suis ?
Maîtresse du sérail, arbitre de ta vie,
Et même de l’État, qu’Amurat me confie,
Sultane, et, ce qu’en vain j’ai cru trouver en toi,
Souveraine d’un cœur qui n’eût aimé que moi :
Dans ce comble de gloire où je suis arrivée,
À quel indigne honneur m’avais-tu réservée ?
Traînerais-je en ces lieux un sort infortuné,
Vil rebut d’un ingrat que j’aurais couronné,
De mon rang descendue à mille autres égale,
Ou la première esclave enfin de ma rivale ?
Laissons ces vains discours ; et, sans m’importuner,
Pour la dernière fois, veux-tu vivre et régner ?
J’ai l’ordre d’Amurat, et je puis t’y soustraire.
Mais tu n’as qu’un moment : parle.

BAJAZET.

Mais tu n’as qu’un moment : parle. Que faut-il faire ?

ROXANE.

Ma rivale est ici, suis-moi sans différer ;
Dans la main des muets viens la voir expirer ;
Et, libre d’un amour à ta gloire funeste,
Viens m’engager ta foi ; le temps fera le reste.
Ta grâce est à ce prix, si tu veux l’obtenir.

BAJAZET.

Je ne l’accepterais que pour vous en punir ;
Que pour faire éclater aux yeux de tout l’empire
L’horreur et le mépris que cette offre m’inspire.
Mais à quelle fureur me laissant emporter,
Contre ses tristes jours vais-je vous irriter !
De mes emportements elle n’est point complice,
Ni de mon amour même et de mon injustice ;
Loin de me retenir par des conseils jaloux,
Elle me conjurait de me donner à vous.
En un mot, séparez ses vertus de mon crime.
Poursuivez, s’il le faut, un courroux légitime ;
Aux ordres d’Amurat hâtez-vous d’obéir :
Mais laissez-moi du moins mourir sans vous haïr.
Amurat avec moi ne l’a point condamnée :
Épargnez une vie assez infortunée.
Ajoutez cette grâce à tant d’autres bontés,
Madame ; et si jamais je vous fus cher…

ROXANE.

Madame ; et si jamais je vous fus cher… Sortez.