Page:Rambaud, Histoire des doctrines économiques, 1909.djvu/53

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

répond saint Thomas[1]. Donc, à l’égard de Dieu l’homme n’est qu’un simple usufruitier ; il est même beaucoup moins qu’un simple usufruitier, puisqu’il est comptable des fruits et de l’usage qu’il en a fait. C’est en ce sens que l’humanité a un simple jus utendi des choses. Cette doctrine est exactement la même que celle de saint Jean Chrysostôme[2]. Elle infirme d’autant moins l’existence d’un jus abutendi pour les hommes que l’exercice de ce jus abutendi juridique rentre précisément dans le jus procurandi et dispensandi que Dieu leur a concédé et dont il leur demandera compte. Bien plus, si le jus abutendi des jurisconsultes n’existait pas, le conseil évangélique, Vende quod habes et da pauperibus, resterait toujours un non-sens.

Avec cette idée du devoir et de la responsabilité de chacun de nous envers Dieu, toute la philosophie du moyen âge et celle de saint Thomas en particulier ont un caractère marqué d’individualisme, qui contraste avec l’étatisme résolument accentué de la philosophie sociale des Grecs. Le droit particulier de propriété en a été consolidé d’autant[3].

  1. « Deus habet principale dominium omnium rerum, et ipse secundum suam providentiam ordinavit quasdam res ad corporalem hominis sustentationem, et propter hoc homo habet naturale rerum dominium, quantum ad potestatem utendi ipsis » (IIa IIae, quæstio LXVI, art. 1, ad primum).
  2. Saint Jean Chrysostôme, Homélie XLIII, sur la 1re épitre aux Corinthiens : « Si vous êtes riche, ce n’est pas pour vous, c’est pour les autres. Vous l’êtes, non pour consumer votre bien dans des prodigalités qui ne servent que vos passions, mais pour le distribuer à des indigents dont il soulage les misères. Vous vous croyez le propriétaire de ce bien, vous n’en êtes que l’économe… Richesse, talent de la parole, votre existence même, vous les tenez de Dieu… Tout appartient à Dieu ; il vous a fait riche, comme il pouvait vous faire pauvre… Il vous laisse ces richesses pour vous associer au ministère de sa Providence. Prétendre qu’elles sont à vous avec le droit d’en user arbitrairement d’une manière absolue, c’est manquer à la reconnaissance qui lui est due. La nature et la religion vous apprennent également dans quelle dépendance vous êtes à cet égard. »
  3. En ce sens, Souchon, Théories économiques dans la Grèce antique. « Cette opposition de principes, dit-il, devait tout naturellement retentir sur la solution de grands problèmes économiques… Elle a conduit les théologiens à des idées sensiblement différentes de celles des philosophes grecs sur l’a propriété individuelle. Alors, en effet, que dans l’esprit des anciens l’idée propriétaire était restée toujours relativement vacillante et que cette indé-