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LE RAISIN VERT

— C’est puissant, dit-il au bout d’un moment. Tu la connais, Corbiau ?

Le Corbiau était en train de discuter avec Amédée :

— Ne me dites pas que vous l’aimez. Si vous l’aimiez, vous ne chercheriez pas à lui faire du mal.

Il répondit d’un air boudeur :

— Je lui fais du mal pour qu’elle s’occupe de moi.

— Cela n’a pas de sens. Croyez-vous qu’Emmanuelle s’occupe de moi ? Mais cela m’est égal. Je me chauffe à son soleil, du moment qu’elle se laisse aimer et c’est encore moi qui suis son obligée.

— Eh bien, moi, dit Amédée avec rancune, je n’ai jamais pu me chauffer.

— Alors, reprit sévèrement le Corbiau, cela vient de vous, de vous seul. Ne nous en rendez pas responsables.

Il la regarda, parut hésiter :

— Si, dit-il enfin. Je vous tiens tous pour responsables.

À ce moment, elle s’aperçut que Laurent lui tendait une image qu’elle connaissait bien, car leur amie la montrait volontiers.

Cependant elle la regarda une fois de plus et il lui sembla qu’elle pénétrait pour la première fois l’expression de la statue.

Au contraire de la tradition qui la représente échevelée et gémissante, Cassandre était sereine. Vêtue d’une tunique archaïque aux plis droits, elle était assise sur le rempart de Troie, un genou remonté, étirant les plis de sa robe, l’autre pied, chaussé d’une sandale, reposant sur le sol. Le visage de la prophétesse, d’un modelé noble et régulier, aux larges méplats, était tourné vers l’horizon, d’où viendrait le malheur, mais c’est en elle-même qu’elle regardait, paupières abaissées, avec une expression de paix qui descendait du haut de son visage jusqu’à sa bouche, encore marquée du pli douloureux des prophéties.