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LE RAISIN VERT

du vin rouge, versé à profusion dans les quarts d’aluminium.

À chaque gare, le train entier éclatait en injures contre les employés qui circulaient sur le quai. La casquette blanche du chef de gare déchaînait une bordée de sifflets. Les cheminots et les gendarmes étaient les bêtes noires des hommes en guerre. On leur faisait payer cher leur emploi de convoyeurs de la mort.

— Viens donc, ma trésor, viens par ici, mon Jâsus, que j’te serre le kiki… Charogne !

Dans le couloir maculé de vin répandu et de crachats, un homme contait à un autre, avec un grand rire :

— D’puis le temps qu’y nous rôdaient autour, les deux cognes, on les reniflait mal. Un beau matin, on les voit pus. Veine ! qu’on se dit, z’ont foutu le camp, les hirondelles. Huit jours après, v’là qu’on les retrouve, dis-moi z’où ? Dans la mare, mon pote, le ventre à l’air, qu’avait fait péter leur ceinturon. Ha ! ha ! ha ! Z’étaient bleus jusqu’à leurs bottes. Qui qu’avait fait le coup, on l’a jamais su.

Le train roulait dans la campagne de juin, verte et dorée au soleil couchant. Les moissons mûrissaient, que faucheraient les femmes, aidées çà et là des prisonniers allemands. Et plus d’une, dans la paille, concevrait un enfant blond, pour satisfaire à la mystérieuse arithmétique de la vie et de la mort : « Je t’en donne un, tu m’en rends deux… »

Le jeune sergent du génie ôta son béret noir brodé d’une grenade d’argent, sortit un peigne de sa poche et peigna coquettement ses cheveux châtains, qui bouclaient sur son front. Un cadeau tout neuf, ce petit peigne. On voyait cela au plaisir qu’il prenait à s’en servir. Était-ce sa mère qui le lui avait donné, la vieille maraîchère mancelle chez qui il venait de passer huit jours de permission ? « Tous les matins, c’te pauv’