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TROIS PARMI LES AUTRES

ville qu’elle avait vue de nuit penchée sur un gouffre obscur qu’emplissait la fraîcheur des arbres. Et, tout en bas, un village tapi sous la double menace de la ville et des rochers. Le jour, cela s’appelait Avallon ; c’était une sous-préfecture du département de l’Yonne et l’on déjeunait bien dans ses vieux hôtels qui exploitaient le pittoresque du passé. Mais Suzon pensait qu’elle était seule à connaître la physionomie de cet être dont les cellules étaient des maisons, et dont les forts membres immobiles — châteaux, remparts, dessinaient dans la nuit leurs contours puissants. Elle croyait l’entendre respirer, tandis que Bertrand murmurait dans son cou :

— Petite Suze, ma gigolette chérie, que tu as la peau douce ! On dirait qu’elle est lubréfiée comme un roulement à billes…

Ce soir, quelle ville, quel pays allait-elle découvrir avec son compagnon, truchement par lequel lui parvenaient des messages confus, comme les balbutiements d’amour d’un grand faune ?

Quand plus rien ne bougea dans la maison, Suzon se glissa hors de son lit, s’habilla silencieusement, chaussa de forts souliers à semelles de crêpe caoutchouc, s’enveloppa d’un manteau sombre. Elle ne mettait jamais de chapeau pour mieux sentir le vent.

Avant d’enjamber la fenêtre ouverte sur le parc, elle se retourna, fit un pied de nez dans la direction de la chambre d’Antoinette et sauta légèrement sur la terre humide.

Le mur du verger se laissait aisément franchir. Une fois dans les prés, il n’y avait qu’à passer quelques haies pour gagner la route.