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l’homme et la terre. — chevaliers et croisés

prêtres et le libre choix de ses pasteurs : il rêvait aussi l’empire universel. Avoir humilié l’empereur ne lui suffisait point, il voulait être empereur lui-même. Il utilisait aussitôt toute difficulté qui se produisait en Europe entre les princes et les peuples ou bien entre des compétiteurs au trône et s’efforçait d’être choisi comme arbitre et comme suzerain. Il revendiqua la Corse, la Sardaigne, l’Espagne, la Hongrie ; il se fit même donner la Russie, sur le papier, par un prince exilé ; de toutes parts, de la Provence, de la Savoie, de la Toscane, de la Dalmatie, de l’Italie méridionale, il reçut avec empressement des serments d’allégeance, paroles vaines qu’il avait l’espoir de transformer un jour, pour lui ou pour ses successeurs, en solides vérités. De même, lorsque Guillaume le Conquérant s’empara de l’Angleterre, en 1066, le pape Alexandre II n’avait pas manqué de l’encourager, comptant obtenir en échange le vasselage du vainqueur. Grégoire VII insista plus énergiquement encore pour obtenir la possession de ce fief éloigné.

Mais cet événement même, la conquête normande de la grande île Britannique, fut un de ceux qui prouvèrent le mieux combien, dans ce moyen âge qu’on dit avoir été d’une piété si fervente, les intérêts matériels immédiats et l’amour du butin dépassaient en importance le souci des privilèges ecclésiastiques. Le duc de Normandie, s’appuyant sur des prétextes d’héritage, eut pour lui la force et la chance des batailles, et, sept années après avoir pris terre, il réduisit à merci tous les anciens possesseurs du sol. La conquête l’avait rendu maître absolu de la contrée, et de lui date le droit public qui fait du souverain de la Grande-Bretagne le donateur de tout domaine possédé par l’un ou l’autre de ses sujets.

L’œuvre importante de Guillaume le Conquérant fut la rédaction du Domesday-book (Doomsday-book, Livre du jour du jugement), qui parut une année avant sa mort, en 1086. De ce précieux document statistique, certainement incomplet mais pourtant plus précis et détaillé que ceux de nombreux États contemporains, il appert que le roi, ayant divisé toute la contrée en plus de soixante mille fiefs, s’en était réservé à lui tout seul 1422 en toute propriété, ainsi que de vastes forêts et terrains de chasse. Les vassaux directs de la Couronne, au nombre de sept cents, parmi lesquels tous les seigneurs venus de Normandie avec le Conquérant, avaient été également pourvus de vastes domaines ; puis, après eux, se succédaient hiérarchiquement d’autres feudataires,