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l’homme et la terre. — progrès

ils se trouvent en des conditions de logis et de vêture qui les rendent sordides, répugnants à voir. Dans chaque grande ville, n’est-il pas des quartiers évités soigneusement par les voyageurs, de crainte des odeurs nauséabondes qui s’en échappent ? A part les Eskimaux dans leur iglou d’hiver, nulle tribu sauvage n’habite de pareils bouges : Glasgow, Dundee, Rouen, Lille et tant d’autres cités d’industrie ont des caves aux parois visqueuses, où des êtres ayant l’apparence humaine se traînent péniblement, pour un temps, en un semblant de vie. Les Hindous barbares qui vivent dans les forêts du centre de la Péninsule, velus de quelques haillons de couleur, offrent un spectacle relativement gai en comparaison de tels prolétaires hâves de la luxueuse Europe, sombres, tristes, lugubres, avec leurs habits déguenillés et crasseux. Ce qui frappe surtout le spectateur qui ne craint pas d’assister à la sortie des ateliers et fait abstraction du vêtement de misère, c’est le manque absolu de personnalité. Tous ces êtres, qui se pressent vers un repas insuffisant, ont la même figure flétrie dès la jeunesse, le même regard atone, endormi ; il est impossible de les individualiser plus nettement que les moutons d’un troupeau ; ce ne sont pas des humains mais des bras, des « mains » ainsi que les appelle justement la langue anglaise.

Ce contraste horrible, le fléau le plus grave de la société contemporaine, est un de ceux que la méthode scientifique, dans la répartition des biens de la terre, serait en mesure de corriger rapidement, puisque les ressources nécessaires à tous les hommes sont en surabondance, ne nous lassons pas de le répéter. Admirablement outillée par ses progrès dans la connaissance de l’espace, dans celle du temps, de la nature intime des choses et de l’homme lui-même, l’humanité est-elle actuellement assez avancée pour aborder le problème capital de son existence, la réalisation de son idéal collectif, non seulement pour les « classes dirigeantes », une caste ou un ensemble de castes, mais pour tous ceux qu’une religion qualifiait autrefois de « frères créés à l’image de Dieu » ? Certainement oui ; la question matérielle du pain n’en sera plus une le jour où les faméliques s’accorderont pour réclamer leur dû.

De même, celle de l’instruction se résoudra puisqu’elle est admise en principe et que l’ambition du savoir est générale, ne fût-ce que sous la forme de curiosité. Or, un progrès ne vient jamais seul ; il se complète, se répercute par d’autres progrès dans l’ensemble de l’évolution sociale. Dès que le sens de la justice sera satisfait par la participation de